Réparer le cartilage

La bioingénierie au secours de nos articulations

Contrairement à l’os, le cartilage se régénère peu et cicatrise difficilement. De nombreuses approches faisant appel à la bio-ingénierie sont aujourd’hui expérimentées pour remédier à ce problème, en particulier dans le cadre du traitement de l’arthrose. Elles font appel à l’ingénierie cellulaire (notamment avec les cellules souches), aux biomatériaux qui servent de support, ou encore à l’impression 3D.

Dossier réalisé en collaboration avec Jérôme Guicheux, directeur du laboratoire d’ingénierie ostéo-articulaire et dentaire (unité Inserm 791), responsable de l’équipe STEP (Skeletal physiopathology and joint regenerative medicine), Nantes 

Comprendre la problématique

Un tissu dépourvu de nerfs et de vaisseaux

Le cartilage est un tissu dont la fonction consiste essentiellement à transmettre et répartir les charges lorsque les articulations sont sollicitées. Il joue en quelque sorte le rôle d’un roulement à billes et d’un amortisseur entre les extrémités osseuses, accompagnant chacun de nos efforts et mouvements. Ses cellules, appelées chondrocytes, sont enchassées dans une abondante matrice extracellulaire essentiellement composée de fibres de collagène et de protéoglycannes (des polysaccharides qui retiennent facilement l’eau).

Contrairement à l’os qui possède des propriétés de cicatrisation importante, le cartilage se régénère peu et cicatrise difficilement. Le cartilage a en effet pour caractéristique de n’être ni innervé, ni vascularisé : l’absence de nerfs, et surtout celle de vaisseaux, explique qu’il se répare difficilement spontanément à l’âge adulte. Or notre capital cartilagineux est fragile, soumis à des traumatismes et à diverses pathologies inflammatoires (arthrites) ou dégénératives (arthroses). Palier ce problème constitue un vrai défi pour les chercheurs, notamment dans le cadre du vieillissement des populations. 


Maladies du cartilage : un réel défi pour la médecine

On estime que 4,6 millions de personnes souffrent d’arthrose en France, un nombre en augmentation régulière en raison de l’allongement de la durée de vie et de certains facteurs de risque de plus en plus répandus dans la population (comme l’obésité). Les traitements actuels de l’arthrose ne sont que symptomatiques. Anti-inflammatoires et antalgiques soulagent temporairement le malade, mais ils n’ont aucune action sur la progression de la maladie. Ces médicaments présentent par ailleurs des effets indésirables parfois sévères, limitant ainsi leur utilisation prolongée. 

Outre l’arthrose, qui est une maladie dégénérative, véritable usure progressive, le cartilage est la cible de nombreuses autres pathologies, dont certaines sont inflammatoires, comme la polyarthrite rhumatoïde. Il peut également être l’objet de lésions multiples en cas d’efforts trop répétés ou trop intensifs, dans la population sportive notamment, voire certaines professions exposées. 


Squelette et Mouvement – Interview – 4 min 04 – Extrait de la série POM Bio à croquer – Nos articulations ne sont pas éternelles. A force de contraintes, elles s’érodent. Et avec l’âge, les cellules qui composent ces tissus meurent mais ne sont pas renouvelées. 

Protéger et reconstruire le cartilage

Pour répondre aux besoins des patients présentant des lésions du cartilage plusieurs techniques chirurgicales se sont développées. Parmi celles-ci, la greffe de chondrocytes articulaires autologues (prélevés au patient lui-même), seule ou en association avec des supports ou biomatériaux, a montré des résultats extrêmement prometteurs. Elle se heurte toutefois à de nombreuses limites : difficulté de prélèvement des cellules à greffer et de mise en œuvre, réparation parfois médiocre du tissu lésé, variabilité de la réponse des patients... Aussi, les chercheurs sont en quête de solutions plus satisfaisantes. Récemment, la possibilité d’utiliser des chondrocytes nasaux associés à une membrane de collagène, comme une alternative aux chondrocytes articulaires, a fait l’objet d’un essai clinique de phase 1 et montré des résultats très prometteurs. 

Une autre stratégie, en amont, relève de la bio-ingénierie moléculaire : elle consiste à s’opposer à la dégénérescence du cartilage, en déterminant les mécanismes moléculaires précoces qui influent sa dégradation. Les cibles potentielles pour concevoir des médications anti-arthrosiques sont ainsi les protéines et médiateurs jouant un rôle actif dans les processus arthrosiques. Certaines cytokines inflammatoires, qui sont des sortes de messagers entre les cellules, jouent par exemple un rôle important dans les maladies arthrosiques. Comprendre leurs rôles exacts dans le déclenchement et la progression de la maladie pourrait permettre de concevoir des médicaments ciblés. Récemment, les chercheurs ont identifié plusieurs molécules jouant un rôle important dans l’homéostasie du cartilage : HIF‑α (pour hypoxia-inducible factors‑α), TGF‑β (pour transforming growth factor‑β) et le zinc. Néanmoins il est encore trop tôt pour dire si ces découvertes déboucheront sur de nouvelles stratégies thérapeutiques. 

Parallèlement à l’identification de nouvelles cibles thérapeutiques pour le traitement de l’arthrose, plusieurs essais cliniques sont en cours dans le cadre de la bioingénierie cellulaire. L’idée est d’injecter des cellules souches mésenchymateuses (CSM) dans les régions abimées, pour induire leur régénération. Ces cellules ont des propriétés d’autorenouvellement et la capacité à se différencier en plusieurs types cellulaires, dont les chondrocytes. En outre, elles secrètent des facteurs favorables à la régénération du cartilage. Les CSM se trouvent dans divers tissus dont certains facilement accessibles : moelle osseuse, tissu adipeux ou encore sang de cordon. Des essais de phase 1 ou 2 sont en cours dans l’arthrose chez l’homme, comme dans le cadre de l’étude ADIPOA. Des effets prometteurs ont été obtenus, notamment sur la douleur. 

Une autre stratégie vise à reconstruire le cartilage lésé grâce à la bio-ingénierie tissulaire, à l’aide de biomatériaux. Cette approche nécessite la compréhension préalable des mécanismes de dégradation et de synthèse du cartilage, afin de concevoir des biomatériaux qui miment avec efficacité le tissu vivant. Deux voies sont possibles : générer un tissu fonctionnel entièrement in vitro, ou utiliser un greffon immature qui poursuivra sa croissance au sein de l’environnement dans lequel il a été implanté. 

L’ingénierie tissulaire : une matrice ensemencée de cellules

L’ingénierie tissulaire du cartilage consiste à : 

  • utiliser un biomatériau qui sert de matrice 3D,
  • l’ensemencer avec des cellules appropriées,
  • y ajouter des molécules biologiquement actives (facteurs de croissance), permettant aux cellules de se différencier et se multiplier pour former le tissu à régénérer.

Si cette feuille de route paraît assez simple, sa mise en œuvre est particulièrement complexe et fait appel à de nombreux domaines scientifiques et technologiques transversaux. Cela suppose notamment de choisir le biomatériau idéal, de maîtriser le cycle de vie des cellules (prolifération, différenciation et fonctionnalisation de chondrocytes), d’y adjoindre les molécules capables de favoriser leur croissance et d’intégrer les contraintes mécaniques auxquelles doit se plier le nouveau tissu. 


La mécanique du vivant

Les tissus, et particulièrement le cartilage, s’adaptent à leur environnement et au mouvement. Ils subissent donc en permanence des contraintes mécaniques : compression, cisaillement, élongation (étirement). Pour être fonctionnel, un biomatériau doit être capable de répondre efficacement à ces contraintes mécaniques. Mais ce n’est pas tout : au cours de leur développement normal dans un tissu vivant, les cellules modifient leur comportement biologique en fonction des signaux mécaniques qu’elles reçoivent (on parle de mécanotransduction).

A chaque étape de la conception d’un biomatériau, il faut tester la manière dont la matrice 3D et ses composants cellulaires répondent aux contraintes mécaniques. Ces analyses sont très fines puisque l’on détermine les degrés d’expression quantitative et qualitative des gènes selon la fréquence et l’intensité des contraintes mécaniques que reçoit le tissu où ces cellules sont insérées. 


Les applications cliniques et industrielles imposant des contraintes de coût et de sécurité sanitaire, les substances candidates à la formation de la matrice 3D du cartilage doivent en outre être bon marché et conserver leurs propriétés physiques lors des étapes de stérilisation. Biologistes, chimistes, cliniciens, informaticiens, spécialistes de la mécanique et de l’imagerie tridimensionnelle travaillent donc autour d’un cahier des charges fonctionnel très strict ! 

Les enjeux de la recherche

Vers le biomatériau idéal

Depuis une quinzaine d’années, les biomatériaux sont passés de l’état de matériaux monophasiques de comblement, limitant l’extension de lésions, à celui de matériaux complexes, support pour la régénération tissulaire. 

Les matrices 3D utilisées en ingénierie tissulaire sont conçues à partir de différents types de matériaux, souvent utilisés de manière composite : elles peuvent être à base de protéines (collagène, fibrine, gélatine…), de polymère polysaccharidiques (agarose, alginate, acide hyaluronique…) ou de polymères artificiels (dacron®, téflon®, phosphates de calcium, acide polyactique (PLA)…). Leur forme, variable, peut être celle d’une masse poreuse, d’une mousse, d’un liquide visqueux ou d’un hydrogel. 

Le biomatériau idéal doit : 

  • être biocompatible et prévenir les réactions inflammatoires et immunologiques liées à son implantation,
  • présenter une structure tridimensionnelle favorable à l’adhésion, la prolifération et la différenciation cellulaire,
  • présenter une certaine porosité pour permettre la migration des cellules et la diffusion des molécules et des nutriments,
  • adhérer aux tissus, posséder une certaine résistance et de conserver son intégrité après implantation pour éviter sa dégradation,
  • au plan clinique, être préférence applicable par chirurgie mini-invasive, donc idéalement injectable.

Près d’une vingtaine de matrices mixtes, obtenues par association de plusieurs biomatériaux ou modification de leur structure sont actuellement en cours d’essais précliniques (sur l’animal) ou cliniques (sur l’homme). Généralement de la famille des hydrogels, chacune présente des propriétés singulières dans les domaines qui intéressent le chercheur et le clinicien : biocompatibilité (pas de réaction inflammatoire ou immunitaire), biodégradabilité, biosécurité (capacité à supporter la stérilisation sans perdre ses propriétés d’intérêt), porosité, adhésion aux tissus environnants et résistance aux contraintes mécaniques... 

En général, ces échafaudages sont très poreux et n’offrent pas à eux seuls de fonction mécanique suffisante. Ils peuvent, en revanche, servir de matrices pour des cellules et pour différents facteurs. Parmi les différents types étudiés, on peut citer les hydrogels d’alginate ou de cellulose, les éponges d’acide polylactique ou de collagène, les fibres d’acide polyglycolique, les nanofibres de polycaprolactone et les fibres de carbone. 

Les bactéries réparatrices – Interview – 4 min 34 – Extrait de la série Nature = Futur ! Un polysaccharide produit par une bactérie d’origine marine pourrait permettre de fabriquer des gels injectables, capables de stimuler la régénération de cartilage ou d’os.

Des cellules souches pour ensemencer le biomatériau ?

Les chondrocytes, cellules du cartilage, peuvent a priori sembler les mieux adaptées pour coloniser un biomatériau utilisé en tant que matrice, puis développer leur potentiel de réparation du tissu lésé. Mais ces cellules présentent plusieurs inconvénients. D’une part, leur obtention par prélèvement dans le cartilage articulaire est un acte invasif ne produisant qu’une quantité réduite de chondrocytes. D’autre part, la culture de ces chondrocytes in vitro induit une perte de leur spécificité cellulaire et tend à produire des cellules peu différenciées (fibroblastes). Ces limites expliquent pourquoi les greffes de chondrocytes articulaires autologues présentent des résultats mitigés. L’alternative des chondrocytes nasaux, défendus notamment par plusieurs équipes européennes, a cependant fait la preuve de son efficacité dans un essai clinique de phase 1. 

Parallèlement, les chercheurs se sont aussi orientés vers l’utilisation de cellules souches mésenchymateuses (CSM). Lorsque la matrice est ensemencée avec des CSM, le recours à des bioréacteurs peut être envisagé pour stimuler la production de cartilage par les CSM. Un grand nombre de paramètres peuvent y être contrôlés : contraintes mécaniques (agitation, mécanostimulation), apport de facteurs de croissance et des nutriments, taux d’oxygène et de CO2... 

D’autres travaux, très préliminaires à ce stade, sont également en cours avec des cellules souches pluripotentes, c’est à dire capables de se différencier en tous types de cellules de l’organisme. L’utilisation de cellules souches pluripotentes induites (IPS) est notamment à l’étude. Ces cellules, obtenues par reprogrammation génétique de cellules de la peau adulte, pourraient permettre de générer de façon quasi-infinie des chondrocytes articulaires fonctionnels. Elles pourraient permettre, comme cela a été montré chez le rongeur, de réparer des défauts cartilagineux en association avec un biomatériau de type hydrogel injectable. 


Du cartilage par impression 3D.

L’impression 3D, nouvelle venue dans le paysage de la médecine régénératrice, révolutionne les perspectives d’obtention rapide de cartilage vivant. La simplicité de ce tissu, dépourvu de nerfs et de vaisseaux, facilite largement l’impression par rapport à d’autres tissus ou organes plus complexes.Plusieurs équipes ont ainsi obtenu des résultats étonnants.

C’est le cas de l’équipe de Marcy Zenobi-Wong, à Zurich, qui travaille sur la bio-impression de cartilage à partir de cellules de cartilage de patients mélangées à des biopolymères (alginate et chondroitine sulfate) pour former un hydrogel. L’équipe est parvenue à imprimer une oreille et un nez grâce à leur imprimante 3D. Des travaux du même genre sont menés aux Etats-Unis, notamment dans l’équipe de Ali Khademhosseini à Harvard, qui travaille sur la bio-impression de cartilage également à partir d’un mélange de chondrocytes et de biopolymère composé d’alginate et de cellulose. Les chercheurs sont parvenus à imprimer une oreille humaine et un ménisque de mouton grâce à des « plans » obtenus à partir d’images d’IRM et de scanner.

L’impression 3D offre l’avantage de disposer d’une masse de cartilage en trois dimensions, plus propice à restaurer et coloniser le cartilage résiduel par rapport à un « pansement » de cartilage obtenu par une simple culture de cellules in vitro. A ce stade, des implantations ont été réalisées chez l’animal, mais aucune n’a encore eu lieu chez l’homme.


Pour aller plus loin