Alcool : A‑t-on épuisé tous les moyens de lutte ?

Une nouvelle expertise collective Inserm s’intéresse à la réduction des dommages associés à la surconsommation d’alcool, un sujet qui reste tabou malgré des risques bien connus. Ce rapport livre un état des lieux des atteintes dues à l’alcool aujourd’hui, et propose un programme national de lutte contre les mésusages liés à sa consommation, adapté aux enjeux socio-sanitaires actuels. Comment convertir des données scientifiques en une véritable politique de santé publique ? Décryptage en compagnie de chercheurs qui ont participé à l’expertise.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n° 50

43 millions de consommateurs, première cause d’hospitalisation et deuxième cause de mortalité évitable après le tabac en France et septième cause de perte d’années de vie en bonne santé dans le monde : l’alcool, et surtout sa surconsommation, sont un enjeu de santé publique majeur, paradoxalement méconnu et sous-médiatisé. D’où la récente expertise commandée à l’Inserm par la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) et la Direction générale de la Santé. Publié en juin 2021, le rapport intitulé Réduction des dommages associés à la consommation d’alcool, fruit du travail de 12 experts, a mobilisé des compétences en épidémiologie, psychologie, psychiatrie, physiologie, alcoologie, économie, marketing et politiques publiques, et s’appuie sur une analyse approfondie de la littérature scientifique.

Parmi les pays les plus consommateurs d’alcool – 3 verres (27 g d’alcool pur) par jour et par habitant – la France paye un lourd tribut sanitaire et social lié à la popularité de la consommation de boissons alcoolisées. En 2015, on estimait que 41 000 décès, soit 11 % des décès chez les hommes et 4 % chez les femmes de 15 ans et plus, étaient attribuables à l’alcool. Le coût social était estimé à 118 milliards d’euros en 2010, soit une perte de 6 % du PIB. La consommation d’alcool est responsable directement ou indirectement d’une soixantaine de maladies : maladies alcooliques du foie mais aussi pathologies cardiovasculaires, pancréatites, certains cancers notamment digestifs et du sein, sans compter les troubles psychiques, la dépression, les suicides et les dommages occasionnés par des accidents.

Certaines populations sont sources de préoccupations particulièrement fortes. Les premières expériences de l’alcool ont lieu à l’adolescence (12–18 ans) : 8 % des jeunes de 17 ans déclarent avoir une consommation régulière et 40 à 50 % ont connu une alcoolisation ponctuelle importante (API, le fameux binge drinking). Chez les seniors (50 ans et plus), la consommation d’alcool est également préoccupante avec une augmentation des comportements à risque et des API, dans un contexte de comorbidités et de traitements médicamenteux fréquents dans cette tranche d’âge. La consommation chez les femmes augmente également, rattrapant dangereusement celle des hommes. C’est sans compter la problématique spécifique de la périnatalité : si la consommation d’alcool pendant la grossesse a diminué depuis le milieu du 20e siècle, les troubles causés par l’alcoolisation fœtale concernaient 4,8 naissances sur 10 000 en France en 2014. « Nos préoccupations portent notamment sur les consommations occasionnelles importantes en tout début de grossesse, pour lesquelles nous avons très peu de données », précise Marie-Josèphe Saurel-Cubizolles1, épidémiologiste spécialisée sur la santé périnatale.

Prévention et réduction des risques : un changement de paradigme

À l’image du slogan incisif, et qui a choqué en son temps, « zéro alcool pendant la grossesse », le rapport rappelle qu’il n’existe pas de « risque zéro » en matière de consommation d’alcool, un fait qui reste encore méconnu du grand public. « C’est le point majeur de l’expertise 2021 : toute consommation a un impact sur la santé ! Cela a pu être démontré grâce à la randomisation mendélienne, une méthoded’analyse génétique. Cette dernière permet de prédire la consommation d’alcool d’un individu de manière fiable, à partir des mutations des gènes codant les enzymes de dégradation de l’alcool. On évite ainsi les biais liés à un autre type d’étude, fondé sur des questionnaires demandant aux personnes d’évaluer leur consommation d’alcool elles-mêmes : celle-ci est difficile à apprécier et est souvent sous-estimée ou dissimulée. Or, les effets délétères de l’alcool concernent tout le monde, et pas seulement les personnes qui ont une dépendance ou un trouble lié à cette substance. La consommation faible mais quotidienne présente des risques », martèle Mickael Naassila, directeur du Groupe de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendances2. En conséquence, le nouveau rapport ne parle désormais plus de « seuils de risque » mais de « repères de consommation à moindre risque ». Soit 2 verres par jour et 10 verres par semaine maximum, selon les recommandations revues à la baisse en 2017 par Santé publique France. Au-delà, « les dommages sont dose-dépendants et exponentiels, et ils augmentent la morbi-mortalité avec un effet synergique quand alcool et tabac, les deux addictions les plus fréquentes, sont associés », précise Guillaume Airagnes3, psychiatre et addictologue dans l’équipe Cohortes épidémiologiques en population.

« Il y a toujours un bénéfice à réduire sa consommation d’alcool, même de façon minime, afin de diminuer les risques et les dommages associés. Il est donc essentiel d’informer la population sur les repères de consommation, et d’identifier les consommateurs à risque pour les aider à limiter leur consommation. Il faut également prendre en charge les personnes dépendantes à l’alcool, longtemps stigmatisées sous le terme d’“alcooliques”. Désormais, on les considère et on les traite comme des patients qui souffrent d’une maladie chronique. »

Pour un véritable plan d’action Alcool, santé & société

Le tabou de l’alcoolisme contraste avec une image plutôt valorisée, voire valorisante, de l’alcool notamment chez les jeunes, et en tout cas une perception banalisée de sa consommation. D’où l’urgence, face aux chiffres indiquant que 24 % des 18–75 ans sont au-dessus des repères, à mettre en place un plan Alcool à l’image du plan Tabac, avec des mesures coût-efficace autour de quatre grands axes d’actions. Les experts préconisent de mieux encadrer la vente d’alcool en augmentant le prix et les taxes et en limitant son accessibilité, notamment pour les mineurs. « Il s’agit aussi de réguler les pratiques commerciales des producteurs d’alcool en renforçant la loi Évin et en interdisant la publicité, mais aussi d’exiger la transparence sur leurs actions de lobbying », explique Karine Gallopel-Morvan, professeure à l’École des hautes études en santé publique, qui étudie l’impact du marketing et du lobbying sur les consommateurs et les politiques publiques. L’autre levier important est celui de la communication, de la prévention et de l’éducation du public, au travers d’interventions ciblées (en milieu scolaire, au travail, auprès des parents…) ou de campagnes telles que le Dry January.

Enfin, le point essentiel de la lutte contre les méfaits de l’alcool concerne le repérage, le suivi et la prise en charge des personnes à risque : le dépistage des mésusages de l’alcool peut être réalisé chez un pharmacien, ou tout professionnel de santé au moyen de questionnaires standardisés. Il est aussi l’occasion de faire prendre conscience à tout un chacun de la quantité réelle d’alcool absorbée au quotidien, parfois sans y penser. Quant à la prise en charge, les chercheurs recommandent d’embrasser plusieurs terrains – dont le traitement des maladies pour lesquelles la consommation d’alcool est particulièrement risquée (certaines maladies psychiatriques ou somatiques et des troubles cognitifs sévères), le traitement des co-addictions, ou encore la réinsertion psychosociale : seulement 10 % des personnes alcoolo-dépendantes sont actuellement prises en charge en France, et cette carence est associée à un fort isolement. « Il faut également faire passer le message que la recherche sur l’alcool doit être vigoureusement soutenue », conclut Mickael Naassila.

Consulter le rapport d’expertise collective

Notes :
1 : unité 1153 Inserm/Université de Paris/INRAE, Centre de recherche en épidémiologie et statistiques, équipe de recherche en épidémiologie obstétricale périnatale et pédiatrique
2 : unité 1247 Inserm/Université de Picardie Jules Verne
3 : unité 1018 Inserm/Institut Pasteur/Université de Versailles-Saint-Quentin-en Yvelines, Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations

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