Alcool : La mémoire trinque encore

« C’est le trou noir. » Sans doute avez-vous déjà entendu ces paroles le lendemain d’une soirée un peu trop arrosée, par quelqu’un qui dit n’avoir aucun souvenir de la veille. Un phénomène aujourd’hui enfin mieux compris.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°44

Le binge drinking est défini, selon l’OMS, par « la consommation d’au moins 5 verres d’alcool lors d’une occasion ». Et pour certains bien davantage… Seulement, cette consommation excessive peut atteindre notre précieux hippocampe, le siège de la mémoire dans le cerveau, et entraîner des amnésies. Certains adolescents qui banalisent cette pratique sont particulièrement vulnérables, étant donné que leur cerveau n’a pas encore terminé sa maturation. 

C’est sur ce réel problème de santé publique que le groupe de recherche de l’Inserm sur l’alcool et les pharmacodépendances* dirigé par Mickael Naassila à Amiens a enquêté dès 2015. Les chercheurs ont administré à deux reprises un épisode de binge drinking à des rats jeunes adultes afin d’obtenir une alcoolémie comparable à celle mesurée chez les jeunes qui arrivent aux urgences après une soirée arrosée. Ils ont ainsi mis en évidence que, 48 heures après, leur capacité d’apprentissage était affectée. Au même moment, un mécanisme neuronal, la dépression synaptique à long terme (DLT) qui permet la plasticité synaptique, est abolie dans l’hippocampe. Cette plasticité correspond à la capacité des neurones à modifier les connexions qu’ils ont établies entre eux – les synapses – pour permettre les processus de mémorisation et d’apprentissage.

Une modification des processus épigénétiques

Des travaux récemment publiés ont permis à Ichrak Drissi et à Olivier Pierrefiche, son directeur de thèse au sein du laboratoire amiénois, d’aller encore plus loin. « La question qui se posait était : pourquoi ces pertes de mémoire ne se produisent que 48 heures après, alors que l’alcoolémie est retombée à zéro depuis longtemps ? En fait, nous cherchions un acteur responsable de ces défauts d’apprentissage », explique Olivier Pierrefiche. Pour l’identifier, ils se sont penchés sur une famille d’enzymes responsables des mécanismes épigénétiques, autrement dit les processus qui régulent l’activité des gènes sans changer la séquence de l’ADN. Certaines débobinent ou rembobinent en effet l’ADN et régulent ainsi l’expression du génome. En inhibant l’enzyme nommée « histone désacétylase », par du butyrate de sodium avant la prise d’alcool, ils ont constaté qu’aucune perte de mémoire n’était observée et que la DLT n’était pas affectée. Il restait cependant à mettre en lumière les maillons de la chaîne qui relient ces mécanismes épigénétiques à l’altération de la mémoire. Les deux chercheurs ont donc étudié le récepteur NMDA, présent à la surface des synapses et composé de plusieurs sous-unités. Son rôle est primordial car il est responsable des processus neuronaux à la base de l’apprentissage, notamment la plasticité synaptique. Ainsi, 48 heures après les deux épisodes de binge drinking, la production de GluN2B, une des sous-unités du récepteur NMDA, augmente. « L’alcool, en modifiant les processus épigénétiques, altère la composition du récepteur NMDA, empêchant ainsi la DLT de se produire, et donc les processus de mémorisation, décrit Olivier Pierrefiche. Ces mécanismes, assez longs, expliquent le délai entre la consommation d’alcool et les troubles de la mémoire. »

Et c’est là que le butyrate de sodium, la fameuse molécule qui inhibe les mécanismes épigénétiques, devient intéressant. « En effet, il permettrait de prévenir cette cascade d’effets neurologiques néfastes dans des cas d’addictions à l’alcool. C’est en tout cas un bon candidat pour de futurs essais précliniques », conclut Olivier Pierrefiche. 

Note :
*unité 1247 Inserm/Université de Picardie Jules-Verne 

I. Drissi et coll. Memory and plasticity impairment after binge drinking in adolescent rat hippocampus : GluN2A/GluN2B NMDA receptor subunits imbalance through HDAC2. Addict Biol., 6 mai 2019 ; DOI : 10.1111/adb.12760