Épigénétique

Un génome, plein de possibilité !

Chacune de nos cellules contient l’ensemble de notre patrimoine génétique : 46 chromosomes hérités de nos parents sur lesquels on compte environ 25 000 gènes. Mais si toutes nos cellules contiennent la même information, elles n’en font visiblement pas toutes le même usage : une cellule de la peau ne ressemble en rien à un neurone, une cellule du foie n’a pas les mêmes fonctions qu’une cellule du cœur. De même, deux jumeaux qui partagent le même génome ne sont jamais parfaitement identiques ! Dans ces exemples et dans bien d’autres, la clé du mystère se nomme « épigénétique ».

Dossier réalisé en collaboration avec Déborah Bourc’his, unité Inserm 934/CNRS UMR 3215/Université Pierre et Marie Curie, Institut Curie, Paris

Comprendre l’épigénétique

Alors que la génétique correspond à l’étude des gènes, l’épigénétique s’intéresse à une « couche » d’informations complémentaires qui définit comment ces gènes vont être utilisés par une cellule… ou ne pas l’être. En d’autres termes, l’épigénétique correspond à l’étude des changements dans l’activité des gènes, n’impliquant pas de modification de la séquence d’ADN et pouvant être transmis lors des divisions cellulaires. Contrairement aux mutations qui affectent la séquence d’ADN, les modifications épigénétiques sont réversibles.


Les gènes dans tous leurs états

Actif ou inactif, allumé ou éteint, exprimé ou réprimé : différents champs sémantiques sont couramment utilisés pour définir l’état d’un gène. Ils font tous référence au même phénomène : un gène est un segment d’ADN qui contient l’information nécessaire à la synthèse d’une ou de plusieurs molécule(s) qui constitue(nt) l’organisme. Le gène est dit actif/allumé/exprimé lorsque cette synthèse a lieu. Sinon, il est inactif/éteint/réprimé. Mais évidemment, l’expression génétique n’est pas un processus fait de noir et blanc : il existe plein de niveau gris, avec par exemple des gènes très actifs, surexprimés (synthèse importante) ou encore partiellement réprimés (synthèse très faible)… 


Des changements liés à l’environnement

Les modifications épigénétiques sont induites par l’environnement au sens large : la cellule reçoit en permanence toutes sortes de signaux l’informant sur son environnement, de manière à ce qu’elle se spécialise au cours du développement, ou ajuste son activité à la situation. Ces signaux, y compris ceux liés à nos comportements (alimentation, tabagisme, stress…), peuvent conduire à des modifications dans l’expression de nos gènes, sans affecter leur séquence. Le phénomène peut être transitoire, mais il existe des modifications épigénétiques pérennes, qui persistent lorsque le signal qui les a induites disparaît.

Concrètement, ces modifications sont matérialisées par des marques biochimiques, apposées par des enzymes spécialisées sur l’ADN ou sur des protéines qui le structurent, les histones (voir encadré ci-dessous). Les marques les mieux caractérisées sont les groupements méthyle (CH3 : un atome de carbone et trois d’hydrogène) apposés sur l’ADN, ainsi que diverses modifications chimiques des histones (méthylation, acétylation…).

Pour qu’un gène conduise à la synthèse d’une molécule, il doit être lisible, c’est-à-dire accessible à différents complexes protéiques qui interviennent dans ce processus. Les marques de méthylation localisées sur l’ADN vont le plus souvent obstruer les aires d’arrivée de ces complexes protéiques, conduisant ainsi à l’inactivation des gènes concernés. Les marques apposées sur les histones modifient quant à elles l’état de compactage de la molécule d’ADN, favorisant ou au contraire limitant l’accessibilité aux gènes. 


Des gènes en bobine

Nos 46 chromosomes représentent 2 mètres d’ADN ! Comment les faire tenir dans le noyau d’une cellule qui mesure 10 à 100 µm de diamètre ? La solution est le compactage : la molécule d’ADN s’enroule d’abord régulièrement autour de complexes formés par des protéines nommées histones. Les structures ainsi constituées, les nucléosomes, s’enroulent ensuite sur elles-mêmes de manière plus ou moins « serrée », formant ainsi des fibres de chromatine plus ou moins denses. Lorsque la chromatine est très dense (hétérochromatine, compactage élevé de l’ADN), les gènes ne sont pas accessibles et donc pas exprimés. Les zones de la chromatine peu condensée (euchromatine) sont en revanche accessibles aux complexes enzymatiques qui permettent l’expression des gènes. Des modifications épigénétiques qui affectent les histones permettent à la chromatine de passer de l’un à l’autre de ces états. 


D’autres systèmes de régulation épigénétique existent, en particulier des systèmes mettant en jeu des petites molécules d’ARN. Sans parler de tous les mécanismes que l’on ne connait pas encore ! 

En résumé, si le chromosome est la bande magnétique d’une cassette et que chaque gène correspond à une piste enregistrée sur la bande, les modifications épigénétiques sont des morceaux de ruban adhésif repositionnables qui vont masquer ou démasquer certaines pistes, les rendant illisibles ou lisibles. 

Des marques transmissibles

Les marques épigénétiques, bien que réversibles, sont transmissibles au cours des divisions cellulaires. Ce phénomène est particulièrement important au cours du développement embryonnaire. Au sein de l’embryon, les cellules sont au départ toutes identiques. Elles vont rapidement recevoir des signaux très orchestrés les conduisant à activer ou inactiver certains de leurs gènes pour se différencier en telle ou telle lignée cellulaire et construire l’organisme. Les marques épigénétiques alors mises en place doivent se transmettre au cours des divisions cellulaires, pour qu’une cellule de foie reste une cellule de foie et une cellule osseuse une cellule osseuse. 

Certaines marques épigénétiques pourraient même passer à la descendance. La transmission intergénérationnelle de marques matérialisées par la méthylation de l’ADN est très documentée chez les plantes. Chez les mammifères, l’étude du phénomène est beaucoup plus complexe et fait encore l’objet de controverses. La formation des gamètes (ovules et spermatozoïdes) puis celle de l’embryon impliquent en effet chacune un effacement des marques épigénétiques : cette « remise à zéro » est nécessaire à la spécialisation des gamètes puis à la pluripotence (capacité à se différencier en n’importe quel type cellulaire) des toutes premières cellules de l’embryon. Toutefois, des gènes semblent y échapper. 

Un exemple est celui du gène agouti, impliqué dans la détermination de la couleur du pelage chez la souris : dans un groupe d’animaux portant tous la même version de ce gène, certains ont un pelage brun chiné et d’autre un pelage jaune. Ces derniers ont en outre une susceptibilité accrue à l’obésité, au diabète et à certains cancers. Qu’est-ce qui les différencie ? Il ne s’agit pas d’une mutation affectant la séquence de leur ADN, mais bien d’une marque épigénétique portée par les souris brunes, qui éteint le gène agouti. Or on observe que la proportion de souriceaux bruns est plus importante dans la descendance des mères brunes que dans celle des mères au pelage jaune : ceci suggère que les mères brunes peuvent transmettre à leur descendance la marque épigénétique qui éteint le gène agouti. 

Autre exemple, celui des gènes soumis à « l’empreinte parentale ». Nous possédons chacun de nos gènes en deux copies, l’une transmise par notre mère, l’autre par notre père. Mais pour une poignée d’entre eux, une seule des copies est utilisée : la méthylation de l’ADN a éteint l’autre copie de manière indélébile, soit dans le spermatozoïde du père, soit dans l’ovule de la mère. Cette mémoire parentale épigénétique est transmise à la descendance au moment de la fécondation et elle est maintenue tout au long de la vie. Toutefois, elle s’efface dans les gamètes de l’individu, de manière à des marques de méthylation soit ré-établies en fonction de son sexe, dans ses spermatozoïdes ou ses ovules. 


De la nécessité à faire taire un X

Un autre phénomène épigénétique bien décrit concerne l’inactivation du chromosome X chez les mammifères femelles. Alors que les cellules des mâles compte un seul chromosome X (accompagné d’un chromosome Y), les cellules des femelles en portent deux. Si les gènes des deux exemplaires du chromosome X s’expriment au cours du développement, l’embryon meurt très vite, « intoxiqué » par une double dose des protéines. C’est pourquoi un mécanisme épigénétique conduit à la mise sous silence d’un des deux chromosomes X dans les cellules femelles.

Ce mécanisme intervient tôt dans le développement embryonnaire et reste stable tout au long des divisions cellulaires. Toutefois, ce n’est pas toujours le même chromosome X qui sera éteint dans les cellules de l’embryon précoce. Ainsi, dans l’organisme femelle, une partie des cellules expriment les gènes du chromosome X d’origine maternelle, l’autre ceux du chromosome X d’origine paternelle. 


Les enjeux de l’épigénétique en santé

Epigénétique et maladies

Il est désormais largement admis que des anomalies épigénétiques contribuent au développement et à la progression de maladies humaines, en particulier de cancers. Les processus épigénétiques interviennent en effet dans la régulation de nombreux évènements tels que la division cellulaire, la différenciation (spécialisation des cellules dans un rôle particulier), la survie, la mobilité… L’altération de ces mécanismes favorisant la transformation des cellules saines en cellules cancéreuses, toute aberration épigénétique peut être impliquée dans la cancérogenèse. 

Des anomalies épigénétiques activant des oncogènes (gènes dont la surexpression favorise la cancérogenèse) ou inhibant des gènes suppresseurs de tumeurs ont pu être mises en évidence. De même, des mutations affectant des gènes codant pour les enzymes responsables des marquages épigénétiques ont été identifiées dans des cellules tumorales. Reste à savoir si ces phénomènes sont la cause ou la conséquence du développement de cancer. Il semble néanmoins qu’ils participent à la progression tumorale (évolution du cancer). 

Certains syndromes héréditaires résulteraient eux-aussi de mutations dans les gènes codant pour la machinerie épigénétique. C’est le cas du syndrome ICF (pour Immuno-déficience combinée, instabilité de l’hétérochromatine paraCentromérique et dysmorphie Faciale), qui est lié à des mutations dans une enzyme de méthylation de l’ADN (l’ADN méthyltransférase). 

Par ailleurs, le rôle de l’épigénétique est soupçonné et très étudié dans le développement et la progression de maladies complexes et multifactorielles, comme les maladies neurodégénératives (Alzheimer, Parkinson, sclérose latérale amyotrophique, Huntington…) ou métaboliques (obésité, diabète de type 2…). De nombreuses études épidémiologiques suggèrent en outre l’existence de liens entre diverses expositions au cours de la vie intra-utérine (voire dès la fécondation) et la survenue de maladies chroniques à l’âge adulte. L’épigénétique pourrait expliquer ces liens : des erreurs épigénétiques intervenant au cours du développement embryonnaire peuvent par exemple conduire à la formation d’un nombre insuffisant de néphrons (unité tissulaire du rein) ou de cellules bêta du pancréas, conférant un risque accru d’hypertension ou de diabète à l’âge adulte. Une hypothèse qu’il reste à confirmer en mettant en évidence les changements épigénétiques associés. 

De la même manière que l’on sait aujourd’hui obtenir la séquence d’un génome complet, il est aussi possible de connaître l’ensemble des modifications épigénétiques qui le caractérise : on parle d’épigénome. C’est ce type d’approche globale et non biaisée qui permettra de mieux appréhender l’implication de l’épigénétique dans les maladies humaines. 

Epigénétique et thérapie : l’arrivée des « épimédicaments »

Si les marques épigénétiques sont réversibles, il doit être possible de corriger celles qui posent problème, en particulier celles associées à des maladies. Cette idée a conduit au développement de médicaments qui agissent sur les mécanismes épigénétiques pour éliminer les marquages anormaux. On parle d’épidrogues ou d’épimédicaments. Deux principales familles de molécules ont été développées jusqu’ici :

  • celle des agents qui inhibent la méthylation de l’ADN (inhibiteurs des ADN méthyltransférases ou DNMTi)
  • celle des agents qui ciblent la modification des histones (inhibiteurs des déacétylases d’histone ou HDACi)

Les molécules qui existent aujourd’hui manquent encore de spécificité d’action, ce qui les rend rapidement toxiques pour l’organisme des patients. Mais de nombreux autres épimédicaments sont en cours de développement. De plus, en associant un épimédicament à d’autres approches thérapeutiques, il sera peut-être possible d’en retirer un bénéfice clinique tout en limitant les doses administrées, et donc les effets secondaires. 

Histoire d’histones – interview – 6 min 38 – extrait de la série Les entretiens de M/S (2018)

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