Vaccination : Faut-il suspendre les brevets ?

La crise liée à la Covid-19 n’est pas encore derrière nous. Dans ce contexte, et en l’absence de traitement, la vaccination de masse s’impose de plus en plus comme la stratégie la plus efficiente pour restreindre la circulation virale et réduire la fréquence des formes graves de la maladie. Malheureusement, certains pays n’ont pas accès aux vaccins et des voix s’élèvent en faveur de la levée des brevets sur ces produits afin de remédier en partie à cette situation. L’Inde et l’Afrique du Sud, par exemple, ont officiellement formulé cette demande auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La suspension des brevets pourrait également favoriser les transferts de technologie de production vers les pays en développement et consolider leur autonomie, en vue d’une prochaine pandémie. Ne serait-ce pas aller contre la logique d’innovation industrielle ? L’enjeu central se situe-t-il vraiment au niveau des brevets ? Nous avons demandé à un expert de la propriété intellectuelle, un sociologue et à un chercheur en virologie si, en matière d’accès aux vaccins, la logique sanitaire s’opposait nécessairement à la logique économique.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°50

Le point de vue de Matthieu Collin

En préambule, il convient de rappeler que le brevet est un droit d’interdire l’exploitation d’une invention sans le consentement de son titulaire. En droit français, la levée des brevets n’a donc pas de fondement légal. Cependant, il est possible pour l’État d’imposer une licence d’office dans le domaine de la santé à des tiers qui pourraient en faire la demande si la situation sanitaire l’exigeait. Ce mécanisme n’a cependant jamais été mis en œuvre. À mon sens, le brevet n’est pas le seul obstacle sur la route d’une exploitation massive des technologies vaccinales. D’autres questions se posent, comme l’accès à la matière première, la production et le contrôle de la qualité du produit. Les brevets permettent de protéger, d’encourager l’innovation et de sécuriser un retour sur l’investissement consenti, et donc de minimiser les risques pris par les déposants. Grâce à ce système, les industriels ont pu investir par exemple dans le développement des vaccins à ARN messager. Il est à noter que la société Moderna a rapidement indiqué qu’elle n’opposerait pas ses brevets à un contrefacteur dans le contexte de la crise sanitaire. C’est-à-dire qu’elle ne ferait pas valoir son droit d’interdire l’exploitation de son invention à un fabricant qui la reproduirait fidèlement sans son autorisation. La position du déposant du brevet joue ainsi un rôle prépondérant dans l’opposabilité ou non des brevets ! Et la position des sociétés pharmaceutiques ne correspond pas toujours à la vision stéréotypée que l’on peut en avoir. Le système des brevets permet de valoriser la recherche. Il bénéficie d’ailleurs aux laboratoires académiques, comme ceux de l’Inserm, qui dépose de nombreux brevets grâce à l’action d’Inserm Transfert. Dans le cas des vaccins anti-Covid, l’université de Pennsylvanie aux États-Unis qui détient certains brevets clés sur la technologie des vaccins à ARN messager va pouvoir réinvestir dans sa recherche. La situation a montré qu’il est nécessaire de trouver un certain équilibre entre l’intérêt public et l’intérêt privé.

Matthieu Collin est directeur de la propriété intellectuelle chez Inserm Transfert.

Le point de vue de Maurice Cassier

La levée des brevets permettrait non seulement de faire baisser les prix des vaccins, mais également de renforcer les technologies vaccinales à l’échelle mondiale. Des précédents en attestent : en 2007, le Brésil a procédé à la levée des brevets de l’éfavirenz, un antirétroviral contre le VIH. Des industriels brésiliens ont pu fabriquer le médicament et les prix ont alors baissé de 54 %. Nous disposons des outils juridiques et techniques pour organiser la distribution et les transferts technologiques. En effet, la levée des brevets est une disposition prévue dans le droit international de la propriété intellectuelle et déclinée dans les droits nationaux des pays de l’OMC. Pour la déclencher à l’échelle internationale, il faut que l’OMC émette un avis en ce sens, et que le G7 ou le G20 déclarent leur volonté de lancer cette procédure. S’ils le souhaitent, en théorie, les États peuvent reprendre la main sur l’exploitation des brevets, et donc sur la production et la distribution des vaccins. Côté logistique, la répartition de la production pourrait être facilitée par le travail de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui réalise depuis une quinzaine d’années une cartographie des capacités industrielles dans les pays émergents. Elle nous permet de savoir lesquels peuvent aujourd’hui accueillir la technologie des vaccins à ARN messager en vue de leur production. En avril, enfin, l’OMS a lancé une initiative pour que les États créent des plateformes de transfert de technologie entre les détenteurs des brevets et des industriels dans des pays à revenus faibles ou intermédiaires. Les industriels craignent que cela freine les investisseurs privés. Ils ont pourtant bénéficié de contributions publiques d’une ampleur inédite pour développer ces vaccins : un partage des droits d’exploitation serait donc légitime. Je pense que financièrement la levée des brevets affecterait peu les propriétaires des vaccins, notamment Pfizer et Moderna, qui ont acquis une avance technologique considérable. L’émergence des variants pèsera dans la balance : les pays voudront reprendre le contrôle de l’épidémie en vaccinant massivement à l’échelle mondiale.

Maurice Cassier est sociologue au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale et société (unité 988 Inserm/CNRS/EHESS/Université de Paris) à Villejuif.

Le point de vue de Manuel Rosa-Calatrava

Pour la recherche, le système des brevets correspond à un cercle vertueux : le laboratoire, privé ou public, qui a investi lourdement pour mettre au point une innovation – et le cas échéant pour l’amener jusqu’au marché – obtient un monopole de 20 ans pour son exploitation en échange d’une divulgation intégrale de l’innovation. Après tout, la mise sur le marché d’une nouvelle molécule thérapeutique nécessite un développement d’une dizaine d’années, pour un coût de l’ordre du milliard d’euros. Sa vente de licence et/ou son exploitation commerciale permet ainsi l’amortissement des investissements, et finance l’innovation future. En outre, la valorisation de la recherche fait partie intégrante des missions des chercheurs dans les laboratoires publics. Dans le contexte actuel de pandémie, la levée des brevets sur les vaccins est une réponse trop simpliste face à un problème complexe. Puisque l’intérêt de santé publique l’exige, il conviendrait plutôt de travailler sur un système international de licences d’office, impliquant de négocier des redevances à la baisse, dans le but d’accorder des licences à tous les fabricants qui peuvent produire les vaccins. Il faut noter que 275 accords ponctuels de production et de transfert de technologie ont été passés entre les industriels du secteur pharmaceutique pour parvenir à produire 10 milliards de doses de vaccin en 2021. D’autres problèmes restent également à résoudre : les barrières douanières, les limites des chaînes logistiques et de distribution, la disponibilité du matériel de production… Heureusement, de nombreuses initiatives de solidarité internationale existent déjà : achat de doses de vaccins à destination des pays en développement, financement de programmes de R&D par des fondations… Elles doivent être amplifiées à l’initiative de l’OMS et de nos gouvernements, afin de contribuer à limiter la circulation du SARS- CoV‑2 et d’autres virus émergents dans le futur.

Manuel Rosa-Calatrava est directeur de recherche Inserm au Centre international de recherche en infectiologie (unité 1111 Inserm/Université Claude Bernard-Lyon 1/ENS de Lyon/CNRS) à Lyon.

À lire aussi

Inserm_SARSCoV2nasalebis_IAU.png
15 années de travail sont nécessaires au développement d'un médicaments