Santé mentale : la prison, un lieu de soin ?

Alors que le Conseil de l’Europe a épinglé la France en mars dernier sur la gestion de ses prisons et la surpopulation carcérale, les psychiatres s’inquiètent d’une santé mentale dégradée chez les personnes détenues. Le système actuel est à revoir, mais les alternatives ne sont pas si simples.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°61

La santé mentale en prison est une question dont peu se soucient, tant elle est invisibilisée. Et pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes : on compte trois fois plus de troubles psychiatriques et huit fois plus de problèmes d’addiction en population carcérale qu’en population générale, pour des personnes de même âge, de même sexe et résidant dans la même région. Est-ce que l’on arrive en prison parce que l’on va mal, ou est-ce que l’on va mal parce qu’on est en prison ? Si les études épidémiologiques montrent que la prévalence des troubles psychiatriques graves est importante à l’entrée en maison d’arrêt, elles soulignent aussi que l’état mental ne s’est pas amélioré à la sortie. On parle ici de troubles multiples, parfois associés : dépression, bipolarité, troubles anxieux ou psychotiques dont la schizophrénie, stress post-traumatique, ou encore addictions.

Pourquoi trouve-t-on une part si importante de personnes présentant des problèmes psychiatriques parmi la population incarcérée ? C’est la question que se sont posée Thomas Fovet, chercheur et psychiatre en établissement pénitentiaire à Lille, et Camille Lancelevée, sociologue et spécialiste du milieu carcéral à Strasbourg. Pour les deux experts, les facteurs sont multiples. « On a d’une part des personnes qui sont malades avant d’être placées sous écrou, relate Thomas Fovet. Mais aussi une population très vulnérable qui a été exposée dans des proportions importantes à la maltraitance infantile, à des difficultés socioéconomiques, à la précarité. Vous placez des gens fragiles dans l’environnement riche en facteurs de stress qu’est la prison : tout est réuni pour faire émerger des troubles psychiatriques », explique-t-il.

Pour comprendre la situation, il faut aussi prendre en compte l’évolution des institutions qui organisent le milieu carcéral. Ces dernières années la justice pénale a accéléré sa lutte contre les drogues, avec pour conséquence une hausse de l’incarcération de personnes souffrant d’addictions. De plus, les comparutions immédiates ne permettent pas de faire d’évaluation psychiatrique des personnes prévenues et, bien souvent, l’existence d’un trouble sévère n’est mise en évidence qu’à l’entrée en prison. En parallèle, la psychiatrie publique a vu son nombre de lits baisser, et les besoins augmenter. La surpopulation carcérale vient aussi créer les conditions d’un cocktail explosif : promiscuité, manque de surveillants, accès aux activités et aux conseillers pénitentiaires restreint. Autant d’écueils sur lesquels un fragile équilibre mental peut venir se fracasser.

Une question de santé publique

« Or, ce que les gens oublient souvent, c’est que la quasi-totalité des personnes détenues finiront par sortir un jour de prison », rappelle Thomas Fovet. En effet, la durée moyenne d’incarcération était d’environ dix mois en 2021, selon le ministère de la Justice. « C’est pour cela que s’occuper de la santé mentale des personnes détenues, c’est faire de la santé publique », insiste Camille Lancelevée. Mais c’est là tout le paradoxe du sujet, car « plus on améliore les dispositifs de soins psychiatriques en milieu carcéral, plus on renforce l’illusion que ces gens seront soignés en détention ». Pourtant, les deux spécialistes sont formels : la prison n’est certainement pas un lieu de soin pour ces personnes atteintes d’un trouble psychiatrique grave. Mais alors existe-t-il des alternatives à la prison pour ces individus ? À Marseille, un dispositif est actuellement testé par l’ONG Médecins du monde, où l’on propose à ces personnes une prise en charge psychiatrique et un logement, à la place de la détention. Il s’agit du programme AILSI, pour « alternative à l’incarcération pour le logement et le suivi intensif ». Un projet de réinsertion ambitieux qui devra faire ses preuves : il sera poursuivi seulement si le taux de réincarcération des bénéficiaires diminue, et si le coût de l’accompagnement est inférieur aux dépenses qui auraient été générées sans ce dernier.

La libération, une période à risque

À Lille, Thomas Fovet a créé une équipe mobile transitionnelle (Emot) en 2020, dont le but est d’accompagner la sortie des personnes vivant avec un trouble psychiatrique sévère. Ces dernières sont suivies avant leur libération, puis pendant six mois après leur sortie de détention. En effet, cette période de transition est souvent synonyme de rupture de soins psychiatriques, de rechute dans l’addiction, de récidives et de suicide. L’Emot propose donc un accompagnement visant, in fine, à permettre l’accès à un parcours en psychiatrie « classique » et à éviter l’isolement face à un cumul de problématiques matérielles, juridiques, administratives et psychologiques. Évidemment, ces dispositifs requièrent des moyens et des effectifs, mais aussi de repenser le sens que l’on donne à la peine.

Par ailleurs, difficile d’occulter le fait que le problème prend racine bien avant la première incarcération, quand on sait que 85 % des femmes et 75 % des hommes en détention ont connu durant l’enfance des traumatismes, abus ou négligences. C’est en réalité tout un modèle de société qui est à repenser, tant les causes des troubles psychiatriques en prison sont transinstitutionnelles et complexes. Et pour Camille Lancelevée, la première chose à faire, « c’est de continuer à cultiver une forme d’indignation sur la situation des personnes présentant des troubles psychiatriques graves, et d’expliquer que la prison pour elles ne peut pas être un lieu de soin ».


Thomas Fovet est chercheur associé à l’équipe Plasticité et subjectivité au Centre de recherche Lille neuroscience et cognition (unité 1172 Inserm/CHU de Lille/Université de Lille).

Camille Lancelevée est maîtresse de conférence en sociologie à l’université de Strasbourg et chercheuse au laboratoire Sociétés, acteurs et gouvernement en Europe (SAGE, UMR 7363 CNRS/Université de Strasbourg).


Autrice : L .A.

À lire aussi

PsyS, une histoire inédite de la santé mentale.