L’humain augmenté, un futur souhaitable ?

Alors que la très médiatisée société Neuralink a annoncé avoir mis en place son premier implant cérébral chez un patient quadriplégique, son fondateur Elon Musk cultive le fantasme de pouvoir un jour augmenter nos capacités mnésiques et cognitives, voire de télécharger la pensée dans une interface, libre de toute enveloppe charnelle. Quelles sont les limites physiques et éthiques de cette hybridation entre l’humain et la machine ?

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°61

À la frontière entre rêve et science-fiction, les promesses de l’humain augmenté font miroiter les espoirs. Grâce à des interfaces cerveau-machine, la recherche a d’ores et déjà montré ces dernières années qu’il était possible d’aider les personnes paralysées à contrôler leur marche par la pensée, d’actionner des commandes à distance, ou même de s’exprimer par ordinateur interposé. Pour y arriver, des dispositifs plus ou moins invasifs enregistrent les ondes cérébrales. L’activité neuronale est ensuite décodée par un ordinateur qui transforme ces ondes en commandes réelles. Plus les équipements sont invasifs, plus ils ont accès à des informations cérébrales précises qui affinent les actions possibles, mais laissent également craindre des effets secondaires. Les développements technologiques flirtent avec l’idée fantasmée d’un être meilleur, plus fort, plus rapide, plus connecté, qui pourrait vivre plus longtemps et en meilleure santé, mais est-ce souhaitable ? Trois experts nous livrent leur point de vue.

Catherine Vidal : vigilance sur le risque d’une exploitation des données cérébrales par des tiers

Les implants cérébraux pour pallier les handicaps physiques et mentaux représentent un progrès médical considérable. Cependant, de nombreuses interrogations restent en suspens quant à leurs effets à long terme, le risque étant d’entraîner des dommages physiques (épilepsie, AVC, infections…) et de porter atteinte à l’autonomie du patient en interférant avec ses pensées, ses émotions, son libre arbitre. On est loin de disposer du recul nécessaire pour évaluer leur rapport bénéfices/risques dans le cadre thérapeutique — et encore plus pour des personnes en bonne santé. Passer de la réparation à l’augmentation n’est pas une évolution inéluctable, contrairement à certains discours qui prônent ses bienfaits pour maîtriser nos cerveaux et doper les capacités intellectuelles.

Le développement des neurotechnologies appelle à une vigilance spécifique face aux risques d’exploitation des données cérébrales par des tiers. En particulier, celui de manipulation de la personne demeure en grande partie ignoré sur le plan juridique. Il s’agit là de préoccupations éthiques majeures qui sont l’objet de mobilisations d’organismes internationaux (Unesco, OCDE, Conseil de l’Europe…) qui appellent à élaborer des cadres éthiques et réglementaires fondés sur les « neurodroits » — les droits à la vie privée mentale, à l’intégrité psychique, à la liberté de pensée — qui viendraient compléter la déclaration universelle des droits humains. En France, une Charte de développement responsable des neurotechnologies a vu le jour en 2022. L’Unesco est en charge d’élaborer des recommandations éthiques qui seront soumises aux États membres d’ici 2025.

Catherine Vidal est chercheuse en neurosciences et membre du comité d’éthique de l’Inserm.

François Berger : continuer à innover, mais de façon extrêmement prudente

L’humain réparé oui ! Il y a un besoin médical majeur de réparer l’humain qui souffre de pathologies cognitives et physiques. Cependant, toute intervention médicamenteuse ou comportementale sur le vivant est dangereuse et ne se justifie que chez les personnes en souffrance. Aujourd’hui, aucun implant ne laisse le cerveau indemne. Tous provoquent à minima des réactions cicatricielles. Il y a encore des verrous scientifiques majeurs et, à ce jour, très peu de patients ont réellement bénéficié de ces avancées technologiques. Même l’astrophysicien Stephen Hawking, qui avait un panachage de choix, a opté pour un fauteuil roulant optimisé plutôt qu’un implant.

C’est très important de continuer à innover et à développer ces stratégies d’interface. Mais il faut le faire de façon extrêmement prudente, sans survente médiatique ni surenchère technologique — à l’inverse de ce que semble faire Elon Musk qui alimente l’idéalisation de l’humain augmenté sans publication scientifique pour soutenir ses travaux. Aujourd’hui, on observe des dérives et des idéologies de l’humain augmenté qui demandent la levée des freins réglementaires dans le développement de dispositifs médicaux, avec la création d’un nouveau marché de l’hyper libéralisation de l’intervention dans le cerveau et le corps qui fera perdre l’autonomie humaine. L’humain « augmenté » est un terme qui n’est pas éthique voire scandaleux. Il y a une banalisation de la problématique d’augmentation dans les neurotechnologies qu’il faut réellement surveiller, sans pour autant empêcher l’innovation.

François Berger est chercheur au Brain Tech Lab (unité 1205 Inserm/Université Grenoble Alpes).

Jérémie Mattout : des choix de société à anticiper

Il ne faut pas bloquer les progrès médicaux encadrés. Les implants cérébraux existent déjà pour aider certains patients à compenser un défaut ou une pathologie, mais ces derniers sont encore très peu à en bénéficier. Ce sont souvent des « collaborateurs de recherche » qui ne peuvent pas emporter leurs exploits chez eux ni les utiliser au quotidien. Nous en sommes encore à l’étape des prototypes utilisés dans le cadre du laboratoire. L’augmentation en tant que telle n’est pas envisageable aujourd’hui, ni même demain, mais ça se profile et il faut l’anticiper. Les investissements privés importants dans ce domaine obligent à se poser des questions peut-être plus vite que jusqu’à présent. Il y a des choix de société à faire. Ces systèmes coûteux vont avoir un impact social inévitable et créeront des disparités et des inégalités fortes. Il faut d’une part affirmer ce qui est de l’ordre du possible, et d’autre part ce qui est souhaitable.

Il ne faut pas oublier les interfaces non invasives qui s’appuient sur des capteurs d’électroencéphalographie et visent à décoder des états mentaux (comme l’attention), pathologiques ou non, pour développer des thérapies de rééducation cérébrale par exemple. Les médias en parlent beaucoup moins, mais ce sont des pratiques paramédicales déjà très répandues alors que les méthodes employées sont souvent opaques et les preuves scientifiques de leur efficacité ne sont pas établies. L’humain augmenté pose des questions vertigineuses. Aujourd’hui, il y a une réflexion éthique et juridique qui se met en place au niveau national, européen et international, et c’est essentiel.

Jérémie Mattout est chercheur au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (unité 1028 Inserm/CNRS/Université Claude-Bernard – Lyon 1).


Propos recueillis par M. R. 

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