Immunité innée : l’étude des bactéries éclaire nos connaissances chez l’humain

Et si l’étude de formes de vie très anciennes aidait à mieux comprendre notre propre immunité ? Alors que les connaissances sur l’immunité des bactéries ont récemment fait un bond, la collaboration entre deux équipes scientifiques – l’une dirigée par Enzo Poirier, chercheur Inserm à l’Institut Curie, et l’autre par Aude Bernheim à l’Institut Pasteur – a montré que des mécanismes de défense bactériens sont conservés chez l’humain et peuvent y jouer un rôle important. Épaulés par d’autres équipes dans le cadre du projet EvoCure, les deux scientifiques comptent décrypter ces mécanismes immunitaires hérités, avec pour objectif d’identifier de nouvelles pistes thérapeutiques contre les maladies auto-immunes ou encore le cancer. 

L’immunité innée est la première ligne de défense de l’organisme contre les agents pathogènes. Elle se met rapidement en action quand des cellules sentinelles qui circulent en permanence dans les tissus détectent la présence d’un corps étranger et fait alors intervenir des cellules sanguines (macrophages, neutrophiles, cellules dendritiques) et des molécules produites par l’organisme (cytokines, complément) afin d’éliminer le danger. Sa réponse est identique quel que soit l’intrus détecté. Ce mécanisme de défense est qualifié d’« inné » par opposition à l’immunité « adaptative ». Celle-ci apparait dans un second temps, après que ses acteurs aient reconnu des motifs particuliers de l’agent étranger et produit des anticorps et des cellules (lymphocytes T) spécifiquement dirigés contre cet agent qui seront gardés en mémoire.

Les scientifiques pensaient presque tout savoir sur l’immunité innée. « C’est un vieux domaine de recherche et toutes les voies importantes semblaient avoir été décrites. Il y a d’ailleurs un ralentissement des découvertes dans ce domaine depuis 2015 », explique Enzo Poirier, chercheur Inserm dans l’unité Immunité et cancer à l’Institut Curie. Mais avec sa collègue Aude Bernheim, microbiologiste à l’Institut Pasteur, ils ont fait le pari qu’il restait au contraire beaucoup à découvrir. La preuve : nous ignorons pourquoi virus et cellules cancéreuses déjouent ce mécanisme de défense, ou encore pourquoi il est dérégulé dans les maladies auto-immunes. Mais pour trouver de nouveaux acteurs de l’immunité innée, il fallait de nouvelles approches. Celle qu’ils ont choisie ? Comparer l’immunité des humains et celle d’organismes bien plus anciens que nous : les bactéries.

Retour aux sources

Ces microorganismes apparus près de deux milliards d’années avant l’humain ont en effet développé une vaste panoplie de systèmes de défense vis-à-vis d’infections par des virus bactériens appelés « phages ». Depuis 2018, leur description est en plein boom. « Ce domaine de recherche émergent a déjà permis d’identifier près de 250 mécanismes, décrit Aude Bernheim, mais surtout, des similarités avec l’immunité innée humaine ont été observées pour certains d’entre eux. » Alors, « nous nous sommes dits que si des systèmes de défense avaient été conservés pendant deux milliards d’années au cours de l’évolution, ce n’était pas anecdotique. Et nous avons fait deux postulats : si une protéine a été conservée, sa fonction a dû l’être aussi, et son rôle doit être important », poursuit Enzo Poirier.

En développant des approches bioinformatiques pour détecter des homologies entre protéines codées par le génome d’espèces éloignées, ils ont apporté les premières preuves de concept, par exemple avec la protéine SIRal. Chez les bactéries, une partie de la protéine SIR2 joue un rôle clé contre l’infection par un phage : elle provoque la mort de la bactérie infectée pour protéger le reste de la population. Or chez l’humain, la protéine homologue, SIRal, est essentielle à l’activation d’un système impliqué dans la surveillance des agents pathogènes par les cellules sentinelles et le déclenchement de la réponse innée (système des récepteurs Toll-like ou TLR).

Le début d’une grande aventure

Pour aller beaucoup plus loin, les deux chercheurs ont monté un consortium qui regroupe cinq équipes et lancé le projet EvoCure. Leur but : découvrir de nouveaux acteurs de l’immunité innée à partir de cette immunité ancestrale. « Au début, la communauté scientifique trouvait nos recherches un peu curieuses et n’y croyait pas vraiment. Pourquoi chercher à décrire le système immunitaire humain à partir de bactéries alors que les deux luttent contre des pathogènes sans aucun lien ? Mais les premières preuves apportées ont levé les réticences et permis d’obtenir des fonds importants, en particulier grâce au programme Impact Santé de l’Inserm qui nous a attribué 3 millions d’euros sur 48 mois en 2024, ou encore via des programmes du Conseil européen de la recherche (ERC) qui permettront de prolonger ce travail sur plusieurs années », conclut Enzo Poirier.


Enzo Poirier dirige l’équipe Immunité innée en physiologie et cancer au sein de l’unité Immunité et cancer (unité 932 Inserm/Institut Curie) à l’Institut Curie à Paris. Aude Bernheim dirige l’équipe Diversité moléculaire des microbes au sein du département Génomes et génétique à l’Institut Pasteur à Paris.


Autrice : A. R.

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Aude Bernheim
Image réalisée en miscroscopie en fluorescence