Peut-on laisser nos assiettes aux applis ?

Les applis d’évaluation nutritionnelle se multiplient comme des petits pains. Des millions de consommateurs en ont téléchargé pour savoir par une simple note si ce qui les fait saliver est sain. Ces systèmes de notation feront-ils de nous de bons élèves ? Alors que le Conseil national de l’alimentation rendra prochainement son avis sur l’éducation alimentaire, Mathilde Touvier, épidémiologiste, Nicole Darmon, nutritionniste, et Jean-Pierre Loisel, sociologue, nourrissent notre réflexion.

Un article à retrouver dans le n°44 du magazine de l’Inserm

Les différentes applis de notation alimentaire disponibles utilisent des informations et des critères variés : sucre, gras, sel, additifs, pesticides, respect de la charte vegan, production bio, impact écologique ou social… Certaines s’appuient sur le Nutri-Score, issu des travaux de l’équipe de recherche en épidémiologie nutritionnelle (EREN). De plus en plus souvent présent sur les emballages, le NutriScore indique par cinq valeurs possibles le profil nutritionnel des produits à partir de leur apport calorique, teneur en sucre, sel et graisses saturées, et de leur apport en protéines, fibres, fruits, légumes et oléagineux. 

L’avis de Mathilde Touvier

Les informations des applis de notation alimentaire sont multiples et leur validité scientifique très variable. Certaines « lissent » à leur façon les résultats du Nutri-Score, ce qui n’est pas acceptable. D’autres modifient les scores selon les procédés de production ou la composition en additifs, sans fondement scientifique. Ces amalgames sont dangereux. La fiabilité de l’information pour le consommateur est en jeu. Les acteurs de la santé publique appellent à la prudence mais soutiennent les projets étayés par un fort niveau de preuve. Open Food Facts, base de données collaborative, internationale et bénévole a ainsi été labellisée par Santé publique France. Son appli permet de scanner les aliments pour en obtenir le Nutri-Score, développé au sein de notre équipe. Contrairement à Yuka, Open Food Facts ne pondère pas cette note selon la présence d’additifs : elle les mentionne, mais reconnaît que nous ne savons pas encore s’ils présentent, seuls ou en mélange, un risque pour la santé humaine à plus ou moins long terme. Par principe de précaution, Santé publique France recommande toutefois de limiter la consommation d’additifs et d’aliments ultratransformés. Open Food Facts va donc dans le bon sens. Je me réjouis aussi de l’initiative citoyenne européenne qui vise à rendre obligatoire l’étiquetage du Nutri-Score : la lutte contre le diabète, l’obésité et les maladies cardiovasculaires passe par de meilleurs choix alimentaires individuels. Des études faites dans un supermarché expérimental en ligne montrent que les consommateurs modifieront positivement leurs comportements grâce au Nutri-Score*. Certains industriels de l’agroalimentaire mènent un lobbying actif contre ce renforcement de l’information et du pouvoir de décision des consommateurs, alors que d’autres jouent le jeu et s’engagent.

Mathilde Touvier est épidémiologiste, directrice de l’EREN, Centre de recherche en épidémiologie et statistiques (CRESS, unité 1153 Inserm) qui coordonne la cohorte NutriNet-Santé

*voir notamment M. Egnell et al. Am J Public Health, août 2019 ; doi : 10.2105/AJPH.2019.305115

L’avis de Nicole Darmon

Beaucoup d’applis nutritionnelles se fondent sur des données erronées ou incomplètes, dont même Open Food Facts est truffée, ou inventent leur propre classement en toute opacité. Avec ces outils, notre rapport à l’alimentation s’individualise, le plaisir et la spontanéité cèdent la place à l’inquiétude et à la norme, ce qui pourrait favoriser un comportement ultrarationnel, potentiellement source de déséquilibres nutritionnels. Le Nutri-Score aussi pose des problèmes, liés en partie à son algorithme de calcul, qui combine en une seule note les caractéristiques positives et négatives de l’aliment — ce qui n’a aucun fondement physiologique, comme l’indiquait l’Anses en 2008. Il sait plutôt bien distinguer les aliments favorables à la santé de ceux dont il est important de limiter la consommation, mais même les consommateurs qui ont le moins de connaissances en nutrition savent le faire ! Pour les aliments intermédiaires, en revanche, le Nutri-Score est beaucoup moins performant. Par exemple, il met sur le même plan ceux qui ont un intérêt nutritionnel, comme l’huile et le fromage, et d’autres qui n’en ont aucun, comme les chips ! Il surévalue des produits pauvres en vitamines, fibres et minéraux, comme les produits céréaliers raffinés (pâtes et riz blanc). Ce n’est pas pédagogique. Où est la logique nutritionnelle ? Il n’y en a pas. Il est dangereux de laisser croire que les aliments sont bons ou mauvais sans indiquer pourquoi en toute simplicité. L’effet bénéfique du Nutri-Score sur les comportements d’achat n’a pas été démontré en conditions réelles. Il se peut qu’il oriente les stratégies des industriels, notamment vers des produits allégés. Mais si le sucre, le sel et le gras sont remplacés par des agents de texture ou des exhausteurs de goût, ce n’est pas ainsi que l’on mangera plus équilibré. 

Nicole Darmon est nutritionniste, directrice de recherche à l’Inra, UMR Marchés, organisations, institutions et stratégies d’acteurs

L’avis de Jean-Pierre Loisel

Depuis plusieurs années, des crises sanitaires impliquant l’industrie agroalimentaire suscitent une méfiance croissante des consommateurs, désormais sensibilisés aux risques. Des millions d’entre eux ont désormais téléchargé des applis qui leur permettent d’acheter en connaissance de cause. C’est un véritable phénomène de société ! Mais ces outils sans précédent ne sont pas parfaits. Certains ne sont pas transparents sur leurs méthodes de calcul, d’autres ont des partis pris discutables. Ainsi, Yuka est alarmiste : la présence d’additifs suffit à faire baisser un score, quelle qu’en soit la quantité. MyLabel relaie les alertes des associations sur l’impact social d’une entreprise ou de ses produits, au risque de transmettre des rumeurs et en contraignant l’usager à décider d’avance qui croire. Et des applis de plus en plus contestables pourraient fleurir, créées par des entreprises de l’agroalimentaire ! De plus, les personnes à plus faibles revenus, qui consomment les produits les plus transformés, ne sont pas prêtes à modifier leur alimentation en fonction de ces scores : leur premier critère est économique. Les applis ne sont pas faites pour eux, elles sont la marque d’une société à plusieurs vitesses. Pour ces personnes, l’affichage du Nutri-Score sur les emballages aurait un intérêt réel s’il était obligatoire car il est parlant et facile à utiliser, même si ses résultats peuvent être discutables — la réalité est toujours plus complexe que cinq couleurs ! Il pourra être amélioré si besoin. Je soutiens donc la pétition en faveur d’une telle obligation : pour l’instant, les plus fragiles évitent les produits à Nutri-Score mauvais, pour acheter ceux qui n’ont pas de score du tout ! Dans l’ensemble, applis et Nutri-Score rééquilibrent un peu le rapport de force avec l’industrie agroalimentaire… mais c’est le pot de terre contre le pot de fer ! 

Jean-Pierre Loisel est sociologue et chef du service Communication, éducation, développement de l’Institut national de la consommation