Le mouvement vers la science ouverte prend de l’ampleur

« Nous remplissons par trop imparfaitement notre mission de diffusion de la connaissance si l’information n’est pas mise rapidement et largement à la disposition de la société. » Tels sont les termes de la déclaration de Berlin dont l’Inserm était l’un des premiers signataires en 2003. Quel chercheur pourrait raisonnablement être opposé à l’idée de partager rapidement et librement ses découvertes et d’en faire bénéficier la société ? Force est de constater que, sous la pression de grands groupes internationaux d’édition scientifique, attachés à un modèle économique qui génère des profits conséquents, la situation a peu évolué depuis : près de 70% d’articles dans le monde sont encore publiés dans des revues uniquement accessibles par abonnement.

Cet article est un extrait (mis à jour) d’un texte à retrouver dans le rapport d’activité 2018 de l’Institut.

Le modèle économique obsolète et inadapté à l’ère numérique, les prix opaques et sans cesse croissants ou encore la mise en place par les éditeurs des revues « hybrides » qui font payer deux fois le prix d’un article sous prétexte d’offrir le choix d’un accès ouvert, sont autant d’éléments qui incitent le monde académique à accélérer le pas de la transition. 

Depuis peu, on constate une réelle prise de conscience politique et l’amplification du mouvement vers une science ouverte. Le colloque d’Amsterdam (Amsterdam call for action on open science), organisé en avril 2016 sous la présidence néerlandaise du Conseil de l’Union européenne a permis de structurer des actions concrètes pour accompagner le changement. La même année en France, la promulgation de la loi pour une République numérique a offert une visibilité publique au mouvement, puis l’année suivante, la nomination d’un conseiller pour la science ouverte, Marin Dacos, auprès du directeur général de la recherche et de l’innovation a conduit à l’élaboration du plan national pour la science ouverte dévoilé en juillet 2018 par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal. 

Enfin, deux mois plus tard, en septembre 2018, la cOAlition S, regroupant plusieurs agences de financement de la recherche de pays européens autour de Science Europe, dont l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), annonçait le Plan S construit autour de dix règles fondamentales pour permettre la transition vers l’accès libre immédiat aux publications scientifiques avec des licences ouvertes. Dans ce contexte national et européen, l’Inserm poursuit sa politique de science ouverte développée depuis la signature de la déclaration de Berlin. Au quotidien, cette politique est déployée par l’implication de l’Inserm dans les travaux du comité pour la science ouverte (CoSO) mis en place début 2018 par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, par le travail avec les éditeurs pour favoriser l’ouverture des publications et par le soutien aux chercheurs de l’Institut pour déposer leurs publications dans l’archive ouverte nationale et pluridisciplinaire HAL.

Une année décisive pour la science ouverte

Selon Michel Pohl et Nathalie Duchange, chargés des relations avec les éditeurs et de la promotion de la science ouverte au service de l’Information scientifique et technique de l’Inserm, nous assistons à un tournant dans le rapport des chercheurs à la diffusion de la connaissance. « La politique pour la science ouverte évolue vite, et même les chercheurs qui étaient longtemps restés sceptiques – souvent par méconnaissance du sujet plus que par conviction – comprennent désormais qu’elle sert leurs intérêts. Évidemment, cette prise de conscience ne peut avoir lieu que si on leur offre des solutions viables qui servent à la fois leur évolution professionnelle et la recherche en général », explique Michel Pohl. 

En effet, certains scientifiques craignent encore que les revues en open access (accès ouvert) n’aient pas suffisamment de valeur aux yeux des commissions d’évaluation ou du monde de la recherche en général. Ils estiment donc que, dans l’intérêt de leur carrière et de celles de leurs collaborateurs, il faudrait continuer à publier de manière stratégique en ciblant en priorité les revues les plus réputées de leur domaine, et celles qui ont le plus gros facteur d’impact indépendamment du modèle d’édition du journal. « Pendant longtemps, il a été difficile de rassurer les chercheurs sur le fait que leur évaluation ne souffre pas de leurs choix de publication dans des revues en open access. Nous les incitions alors à utiliser ce que l’on appelle “la voie verte”, c’est-à-dire le dépôt du manuscrit auteur accepté (dernière version du manuscrit après révisions) dans une archive ouverte, en complément de la publication de l’article dans une revue classique. Cela permet de favoriser l’ouverture de la connaissance sans bouleverser les systèmes de valeur en place au détriment du chercheur », précise Nathalie Duchange. 

Et aujourd’hui, les choses s’accélèrent : en 2018, l’Inserm a signé la déclaration de San Francisco sur l’évaluation de la recherche (DORA) s’engageant ainsi à favoriser l’analyse de l’intérêt scientifique des publications et de leur contribution à la recherche dans les processus d’évaluation des chercheurs. Les alliances Aviesan et Allenvi ont reconnu les preprints (la diffusion de manuscrits avant leur évaluation par les pairs) dès 2017 comme une forme recevable de communication scientifique et on assiste actuellement à une hausse exponentielle de dépôts de preprints dans le domaine biomédical. Le recours aux indicateurs bibliométriques, tels que le facteur d’impact ou le nombre de citations, est mieux contextualisé et ne se suffit plus à lui-même. De même, les universités et les établissements de recherche cèdent de moins en moins à la pression des éditeurs, voire décident de mettre fin aux négociations. L’université de Californie, qui rassemble 10 campus dans l’État américain et accueille près de 200 000 étudiants, a ainsi récemment décidé de renoncer à ses abonnements aux revues du groupe Elsevier. Enfin, l’ANR a pour projet d’associer très rapidement tous les établissements à sa nouvelle politique de valorisation de la science ouverte, à l’image des grands programmes européens. 

Dans ce contexte d’incitation massive des institutions à s’affranchir des barrières empêchant l’accès et la réutilisation de la production scientifique et à repenser les marqueurs de qualité d’une publication scientifique – et alors que la cOAlition S a mis en ligne une version révisée du Plan S, plus réaliste – les inquiétudes des chercheurs concernant l’open access s’estompent d’elles-mêmes.

Et les données dans tout ça ?

Parallèlement, la réflexion sur les données de la recherche prend beaucoup d’importance. « Leur gestion, leur traitement et leur mise à disposition éventuelle doivent être pensés dès le début d’un projet de recherche », explique Michel Pohl. De plus en plus de revues exigent aujourd’hui que les données sous-jacentes aux publications soient disponibles. Le sujet est d’autant plus critique qu’au sein de nombreuses disciplines biomédicales, on souhaite s’attaquer au problème de la reproductibilité en encourageant la réplication des études, et la réutilisation de données déjà produites. De même, l’incitation à rendre visibles, voire accessibles, les données négatives ou non concluantes est de plus en plus fréquente. « Pourquoi refaire des études qui ont déjà été faites, en particulier lorsqu’il s’agit de projets longs et coûteux ? », s’interroge Nathalie Duchange. « Les résultats négatifs peuvent être aussi importants que les résultats positifs, et faire économiser beaucoup de temps et d’énergie à des chercheurs qui, grâce à eux, peuvent réévaluer rapidement leurs pistes de recherche. »

Enfin, l’ouverture des données peut permettre de faire des découvertes majeures. « Un exemple récent particulièrement frappant est celui des données d’imagerie à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière*, issues de suivi de cohortes ; l’analyse au long cours de ces données a permis de déceler des marqueurs anatomiques précoces de certaines maladies neurodégénératives », s’enthousiasme Michel Pohl. Le défi est de développer de véritables politiques de gestion, de traitement et de conservation des données ainsi que d’inciter à une culture de partage. On entrevoit un futur où les institutions de recherche conserveraient leurs propres données et favoriseraient leur ouverture et leur interopérabilité. Jusqu’où peut-on ouvrir les données et les connaissances ? Jusqu’où faut-il les préserver ? Lesquelles faut-il valoriser ? Ces questions passionnantes animeront désormais le monde de la recherche dans son ensemble, et l’on ne peut que s’en réjouir. 

Note :
*unité 1127 Inserm/CNRS/Sorbonne Université