La différenciation des cellules sanguines, sous dépendance de contraintes mécaniques

Le noyau des cellules souches à l’origine des cellules du sang peut subir d’importantes déformations mécaniques qui, de façon inattendue, modifient l’expression de leurs gènes et influencent leur devenir… Une nouvelle donnée à prendre en compte dans la mise au point d’approches thérapeutiques se fondant sur l’utilisation de ces cellules.

Les cellules souches hématopoïétiques (CSH) sont à l’origine de toutes les cellules du sang. Pour s’orienter vers un type particulier de cellules sanguines matures – plaquettes, globules rouges, globules blancs (lymphocytes)... –, une CSH franchit plusieurs étapes de division et de différenciation successives, contrôlées par différents gènes et facteurs de croissance. Mais un nouveau paramètre vient d’être mis en lumière : les contraintes mécaniques appliquées sur son noyau. Cette découverte fondamentale apporte des éléments de compréhension inédits sur le déroulement de la différenciation des cellules sanguines. Elle complète les données qui servent à optimiser les traitements fondés sur des CSH, comme la greffe de moelle osseuse ou certaines approches de médecine régénérative. 

« Nous travaillons avec l’unité de thérapie cellulaire de l’hôpital Saint-Louis à Paris, pour mieux comprendre la biologie cellulaire des CSH et améliorer les approches médicales qui les utilisent, explique Stéphane Brunet*, qui a codirigé ce travail avec Manuel Théry. Nous voulions comprendre quel pourrait être le rôle du cytosquelette dans le processus de différenciation qui mène aux cellules sanguines. » Le cytosquelette est l’ensemble des filaments qui trament l’intérieur de la cellule. « On a longtemps cru que ses fonctions étaient de former des rails qui orientent le déplacement des molécules, de fixer la position des organites dans la cellule et de chorégraphier la division cellulaire. Mais en observant des CSH au microscope, nous avons pu montrer que le cytosquelette joue aussi un rôle dans l’expression des gènes et la différenciation des cellules, en dehors de toute division cellulaire. »

Des contraintes mécaniques qui se répercutent sur l’expression génétique

À gauche, une cellule souche hématopoïétique encore non différenciée, avec son noyau rond (en magenta, l’enveloppe nucléaire ; en vert, les microtubules). À droite, engagée dans la voie myéloïde, son noyau est déformé. ©Inserm/Stéphane Brunet

Schématiquement, les CSH peuvent s’engager dans la voie dite lymphoïde, qui conduit à la formation des différents lymphocytes (B ou T), ou bien dans la voie dite myéloïde, pour former des cellules telles que les macrophages ou les globules rouges. Lorsqu’elles s’engagent dans cette dernière, leur noyau, initialement petit et rond, grossit peu à peu. Il est ensuite littéralement étranglé et déformé par certains filaments du cytosquelette. « Nous avons observé que cet étranglement, associé à une modification de la structure qui borde l’intérieur du noyau et lui donne sa forme (la lamina), induit une réorganisation de l’ADN sous les invaginations qui sont créées », précise Stéphane Brunet. L’ADN peut être empaqueté sous une forme peu dense qui permet l’expression des gènes qu’il contient (l’euchromatine), ou sous une forme condensée qui va au contraire inhiber l’expression génétique (l’hétérochromatine). « Dans ce travail, nous avons observé une perte d’hétérochromatine sous les invaginations, au profit d’euchromatine. Mais lorsque l’on bloque l’activité du cytosquelette durant la phase de différenciation, l’hétérochromatine n’est plus remodelée, l’expression des gènes est modifiée et les cellules obtenues ne sont pas fonctionnelles. »

Une cellule souche hématopoïétique engagée dans la voie myéloïde, son noyau est déformé (en bleu : la chromatine ; en magenta, l’enveloppe nucléaire ; en vert, les microtubules) ©Inserm/Stéphane Brunet

Ce travail, soutenu par la fondation Bettencourt-Schueller, offre des perspectives importantes pour la thérapie cellulaire. Il apporte en effet une meilleure compréhension des mécanismes qui orientent la différenciation des cellules sanguines, et donc un moyen supplémentaire de contrôler finement le devenir des CSH utilisées dans les protocoles cliniques. Les liens entre contraintes mécaniques et expression génique invitent en outre à poser une nouvelle hypothèse : « La forme du noyau des CSH pourrait-elle être utilisée comme marqueur de dysfonctionnement ou de sénescence cellulaire ? », interroge le chercheur. L’étude des gènes dont l’expression est modifiée par la perte d’hétérochromatine permettra sans doute d’avancer dans cette voie... 

Note :
* unité 976 Inserm/Université de Paris, Immunologie humaine, physiopathologie et immunothérapie, Hôpital Saint-Louis, Paris)

Source : S. Biedzinski et coll. Microtubules control nuclear shape and gene expression during early stages of hematopoietic differentiation. EMBO J, édition en ligne du 22 octobre 2020. doi : 10.15252/embj.2019103957