Cholestérol : Faut-il arrêter la prise préventive de statines après 75 ans ?

Alors que, depuis quelques années, les statines font l’objet d’une défiance accrue de la part du grand public, une question taraude encore les chercheurs : ces médicaments ont-ils une utilité chez les personnes âgées de plus de 75 ans, en bonne santé ? De récents travaux ont apporté des éléments de réponse importants.

Un article à retrouver dans le n°46 du magazine de l’Inserm

Souvent appelé « mauvais » cholestérol – par opposition au « bon » cholestérol –, le cholestérol LDL (pour low-density lipoprotein, ou lipoprotéines de faible densité) est un bourreau du cœur. En excès dans le sang, il se dépose sur les parois des artères et forme des plaques graisseuses d’athérosclérose, lesquelles peuvent, au fil du temps, interrompre le flux sanguin et induire un infarctus ou un accident vasculaire cérébral (AVC). Afin de réduire le taux de LDL et ainsi le risque de maladies cardiovasculaires, première cause de décès chez les femmes en France et deuxième chez les hommes, les médecins prescrivent des statines : l’atorvastatine, la pravastatine, la simvastatine... Le bénéfice de ces médicaments est désormais bien établi en « prévention secondaire », c’est‑à-dire pour éviter les récidives après un accident cardiovasculaire. Et ce, quel que soit l’âge des patients. En revanche, un gros flou persiste concernant l’utilité des statines chez les personnes âgées avec un fort taux de cholestérol traitées en « prévention primaire », pour éviter un premier évènement cardiovasculaire. Et pour cause : aucune étude n’a été menée spécifiquement chez cette population. Cependant, les choses sont en train de bouger. 

De la polémique...

En l’absence de recommandations claires concernant les 75 ans et plus, beaucoup de médecins continuent de prescrire des statines à cette population. Or au-delà de 75 ans, les bénéfices de ces médicaments en matière d’années de vie supplémentaires en bonne santé pourraient être moins importants, du fait de l’avancée en âge. À l’inverse leurs effets secondaires – troubles musculaires (douleurs ou crampes musculaires), hépatiques et digestifs, insomnies, maux de tête... – pourraient se révéler plus fréquents chez les seniors, souvent davantage sensibles à ce type d’effets. « Confirmer ou infirmer ces doutes permettrait, dans le premier cas, d’arrêter de prescrire inutilement des médicaments à des personnes qui en ont en général déjà̀ beaucoup à prendre pour d’autres maladies, met en perspective Éric Bruckert1, endocrinologue et chercheur Inserm dans l’Unité de recherche sur les maladies cardiovasculaires du métabolisme et de la nutrition, à Paris. Et dans le second cas, cela permettrait d’éviter de priver ces patients de médicaments efficaces, sachant qu’ils sont plus à risque d’incidents cardiovasculaires. » Selon la Société européenne de cardiologie, plus de 80% des personnes qui décèdent de ces pathologies ont plus de 65 ans. 

Ainsi, la question de savoir si les statines ont un bénéfice en prévention primaire après 75 ans trouve de plus en plus d’écho dans notre société. Car compte tenu du vieillissement de la population, elle concerne un nombre grandissant de personnes. Mais surtout, depuis la polémique sur les statines, suscitée en 2013 par des écrits très controversés du pneumologue Philippe Even, qui contestait – à tort – l’efficacité de ces molécules, de nombreux patients, dont beaucoup de plus de 75 ans, arrêtent leur traitement de leur propre chef... sans en mesurer les possibles conséquences. Selon une étude menée par Julien Bezin2 du Centre de recherche en santé des populations de Bordeaux, et ses collègues, dans les neuf mois qui ont suivi le début de la polémique, le taux de patients concernés a grimpé de 40%. 

... au consensus

Lors de travaux parus en novembre dernier, Philippe Giral3, endocrinologue et chercheur au sein de la même unité qu’Éric Bruckert, et ses collègues de la Caisse nationale de l’assurance maladie ont analysé les données de santé de 120 173 patients âgés de 75 ans entre 2012 et 2014, et qui prenaient des statines en prévention primaire depuis au moins 2 ans. Au cours du suivi, qui a duré 2 à 4 ans selon les patients, 17 204 (14,3%) ont cessé de prendre leurs statines et 5 396 (4,5%) ont été hospitalisés pour un problème cardiovasculaire. Résultat : chez les personnes qui ont stoppé leur traitement, le risque d’hospitalisation était 33% plus important. « Ces patients ont eu 2,5 événements cardiovasculaires supplémentaires pour 100 personnes », précise Philippe Giral. 

Une autre étude publiée quelques mois plus tôt, suggère, elle, que tout dépendrait en fait du niveau de risque initial du patient. Menés par Julien Bezin et Philippe Gabriel Steg4, cardiologue et chercheur au Laboratoire de recherche vasculaire translationnelle de Paris, ces travaux ont porté sur 6 184 patients âgés de 77 à 84 ans, sans antécédents cardiovasculaires. Avec une distinction cette fois, entre les personnes à risque modéré (avec un fort taux de cholestérol cumulé à d’autres facteurs de risque : hypertension, diabète...) et celles à risque faible (avec seulement un fort taux de cholestérol). Au final, il est apparu que chez les premières, l’utilisation de statines était associée à un risque d’évènement cardiovasculaire diminué de 7% par année d’utilisation. En revanche chez les secondes, les chercheurs n’ont pas observé d’effet. « Les résultats de l’équipe de Philippe Giral et, dans une moindre mesure, les nôtres suggèrent qu’il est délétère d’arrêter les statines chez les personnes âgées à fort risque. En revanche, chez celles à faible risque, il faut peut-être envisager de les dé-prescrire », postule Philippe Gabriel Steg. 

Mais avant d’amender les recommandations en ce sens, « il faut réaliser de vastes essais comparant l’efficacité des statines à celle d’un placebo chez des patients assignés au hasard dans le groupe “statines” ou le groupe “placebo”, décrit Éric Bruckert. Ce type d’étude permet de prouver formellement un lien de cause à effet – et non seulement une simple association entre deux variables. »

Un tel essai est déjà̀ en cours en Australie. Lancée en 2015 et portant sur 18 000 personnes âgées de 70 ans et plus, cette étude dirigée par Sophia Zoungas de l’Université Monash vise à examiner si une statine, l’atorvastatine, à la dose quotidienne de 40 mg, prolonge la survie globale ou la survie en bonne santé, comparée à un placebo. Mais ses premiers résultats ne devraient pas être connus avant au moins 4 ans. 

En France, une autre étude coordonnée par des chercheurs du CHU de Bordeaux, Fabrice Bonnet5 et Jean-Philippe Joseph5, vise, elle, à évaluer l’intérêt médical et économique de l’arrêt des statines chez 2 430 personnes âgées de plus de 75 ans, sans antécédents cardiovasculaires et traitées par statines à titre préventif. Ici, la moitié des participants continuera son traitement, l’autre l’arrêtera. « Les premiers résultats devraient être divulgués en 2023″, révèle Fabrice Bonnet. 

En attendant ces données, les médecins appellent les patients âgés de plus de 75 ans prenant régulièrement des statines pour un taux de cholestérol élevé à ne pas interrompre leur traitement. À bon entendeur... 

Notes :
1 : unité 1166 Inserm/Sorbonne Université, équipe Métabolisme lipidique cellulaire et systémique dans les maladies cardiométaboliques, Paris
2 : unité 1219 Inserm/Université de Bordeaux/Iffstar – Inria, Bordeaux Population Health Research Center (BPH), équipe Pharmaco-épidémiologie, Bordeaux
3 : unité 1166 Inserm/Sorbonne Université, équipe Phagocytes mononucléaires et maladies cardiométaboliques, Paris
4 : unité 1148 Inserm/Université Paris 7‑Denis Diderot/Université Paris 13-Paris Nord, équipe Maladie athérothrombotique du cœur et du cerveau, Paris
5 : CHU de Bordeaux ; unité 1219 Inserm/Université de Bordeaux/Iffstar – Inria, Bordeaux Population Health Research Center (BPH)