Faut-il avoir peur des bactéries miroirs ?

Formes de vie inédites, les bactéries miroirs sont des organismes théoriques qui intéressent grandement la biologie de synthèse. Elles sont dites « miroirs » car elles seraient composées de molécules synthétiques qui seraient le reflet des molécules naturelles : la configuration de ces substances, à savoir la disposition de leurs atomes dans l’espace, ne serait pas superposable à celle des molécules naturelles, mais serait leur image dans le miroir… comme nos deux mains. Les chercheurs parlent de « chiralité inversée ». Ces molécules miroirs pourraient présenter plusieurs avantages pour la santé et l’industrie. Mais voilà, dans un article publié en décembre 2024 dans la revue Science, trente-huit scientifiques ont mis en garde contre les bactéries miroirs. Selon eux, ces organismes inédits pourraient dévaster la vie sur Terre. Alors, faut-il vraiment avoir peur des bactéries miroirs ?

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°65

Pour Hervé Chneiweiss

Hervé Chneiweiss © Iris Hatzfeld
Hervé Chneiweiss © Iris Hatzfeld

Hervé Chneiweiss est neurobiologiste et président du comité d’éthique de l’Inserm.

Il est important de distinguer la recherche sur les molécules miroirs et l’hypothèse de construire des bactéries miroirs. La première promet de grandes avancées fondamentales et appliquées. Notamment, elle pourrait aider à comprendre une grande énigme scientifique : pourquoi la vie terrestre est fondée sur de l’ADN exclusivement « droitier », dont les brins en spirale tournent toujours vers la droite ; et des acides aminés – les briques des protéines –, « gauchers », avec un groupement chimique dit « amine orienté à gauche ». Côté recherche appliquée, les molécules miroirs pourraient mener à des médicaments capables d’agir plus longtemps, car non reconnus par nos enzymes, adaptées pour dégrader seulement les protéines gauchères. Les chercheurs imaginent aussi que ces molécules pourraient avoir des propriétés physico-chimiques améliorées intéressantes pour l’industrie, comme une meilleure conductivité électrique ou résistance mécanique. Mais si cette recherche n’est pas encadrée et qu’elle conduit à des bactéries miroirs, le risque est la fin de la vie sur Terre… Car ces organismes ne seraient pas reconnus par notre système immunitaire et ceux des autres organismes vivants, lesquels sont conçus pour détecter et détruire seulement les organismes avec une chiralité naturelle. Et aucun antibiotique actuel ne pourrait les contrer. Voilà pourquoi les auteurs de la publication scientifique de décembre 2024 ont appelé à stopper temporairement la recherche sur les bactéries miroirs. Un tel moratoire est indispensable pour pouvoir évaluer les risques de ces organismes et prendre des mesures afin de les prévenir. Je partage complètement cet avis.

Pour Ariel Lindner

Ariel Lindner est directeur de l’unité Évolution et ingénierie de systèmes dynamiques (Inserm/Sorbonne Université), spécialiste en biologie de synthèse.

Ariel Lindner © Iris Hatzfeld
Ariel Lindner © Iris Hatzfeld

Réel, le risque lié aux bactéries miroirs n’est cependant pas encore près de se concrétiser. À ce jour, aucun scientifique au monde n’est capable de créer de tels organismes. Certes, en 2022 des chercheurs chinois ont réussi à produire des ARN miroirs. Cela, après avoir synthétisé chimiquement une enzyme miroir : une « ARN polymérase », capable d’agréger des nucléotides, les briques des ARN. Mais personne n’est encore capable de créer des ribosomes miroirs, indispensables à la synthèse de protéines. Or sans ces structures – et d’autres éléments clés manquants –, il ne sera pas possible de produire une cellule bactérienne miroir entière. Pour y parvenir, il faudra encore au moins dix années de recherche. De fait, au-delà de la satisfaction de réussir à synthétiser une forme de vie inédite, la création d’une telle bactérie ne présente aucun intérêt. En matière de recherche fondamentale, nous pouvons prédire avec précision ce que sera cette forme de vie. Et concernant la recherche appliquée, les avantages des molécules miroirs pourraient être atteints sans avoir à créer une bactérie entière et entièrement en miroir. D’autres recherches posent des risques sanitaires plus immédiats. Notamment celles sur des organismes (naturels ou modifiés) qui pourraient avoir un double usage en tant qu’armes biologiques. Ceci dit, réfléchir à comment mener une recherche responsable sur les bactéries miroirs et à quelles réglementations adopter pour éviter que le pire n’advienne est crucial et justifie le moratoire proposé. Cette démarche servira à assurer une recherche saine issue de la biologie de synthèse, capable d’enrichir nos connaissances et de relever de grands défis sanitaire ou technologiques… sans mettre en danger la vie sur Terre.

Pour Anne Imberty

Anne Imberty estglycobiologiste au Centre de recherches sur les macromolécules végétales (CNRS/Université Grenoble Alpes).

Anne Imberty © Iris Hatzfeld
Anne Imberty © Iris Hatzfeld

Il n’est pas certain que les bactéries miroirs puissent échapper à notre immunité… C’est le message développé dans une réponse à l’article de Science, que j’ai co-publiée en février 2025 avec plusieurs spécialistes en glycobiologie, une discipline dédiée à l’étude des glucides, dits aussi glycanes ou « sucres ». L’analyse selon laquelle les bactéries miroirs pourraient dévaster la vie terrestre s’appuie surtout sur les possibles dangers des acides nucléiques (ADN et ARN) et des protéines miroirs. Mais elle prend peu en compte le rôle crucial des glucides. Or toutes les bactéries sont recouvertes d’une couche très dense de sucres complexes qui peuvent être reconnus par le système immunitaire et induire une réaction immunitaire contre ces organismes. Et, point très important, contrairement aux acides nucléiques et aux protéines, de nombreux sucres peuvent naturellement exister sous les formes droite et gauche. Par exemple, alors que le sucre mannose présent dans les eucaryotes – les organismes à cellules avec un noyau, comme les nôtres – est de forme droite, de nombreuses bactéries utilisent, elles, des dérivés de mannose de configuration gauche. Donc si les systèmes immunitaires des vertébrés ne peuvent pas reconnaître les protéines et les molécules génétiques miroirs, il en va autrement des sucres miroirs, avec lesquels ils ont co-évolué pendant des millions d’années. Par conséquent, de nombreux sucres à la surface des bactéries miroirs, et donc ces organismes eux-mêmes, pourraient être reconnus par notre immunité. Ceci dit, tout cela reste à vérifier expérimentalement. Donc un moratoire sur la recherche sur les bactéries miroirs, est pertinent.

Propos recueillis par K. B.

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Data Tron par Shervinafshar CC-BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons