Cancer du foie : mieux vaut prédire que guérir

Le foie est un organe surprenant à bien des égards. Au-delà de son importance capitale, les inflammations excessives et successives qu’il peut subir laissent des traces, créant les conditions propices à l’apparition de complications sévères. Et s’il était possible de prédire la survenue d’un cancer du foie ? A la croisée entre biologie et informatique, des chercheurs partent à la recherche d’indices dans le corps annonciateurs d’un cancer, pour une prise en charge meilleure et plus précoce des patients à risque.

Cet article est la retranscription de l’émission « Eurêka » diffusée sur l’antenne de RCF Alsace le 6 février 2025, en partenariat avec la Délégation régionale Inserm Est. Cet épisode est réécoutable en cliquant ici.

Et si nous commencions par une devinette : je suis l’organe le plus volumineux de notre corps, je pèse environ 1 kg et demi, et sans moi la durée de vie n’excéderait pas quelques heures… Qui suis-je ? Bravo si vous l’avez trouvé, il s’agit du foie. 

Notre foie remplit de nombreuses fonctions vitales indispensables, sans lesquelles notre organisme serait en crise si vous me passez l’expression. Il est d’abord crucial en matière de détoxification, puisqu’il joue un rôle de filtre qui élimine de nombreuses toxines, issues de déchets produits par notre organisme ou liées à ce que nous ingérons. C’est un organe qui a une incroyable capacité de régénération : on pourrait enlever chirurgicalement jusqu’à 60–70 % du foie chez des personnes en bonne santé et le foie récupèrerait sa masse d’origine ! Le foie fait également office de réservoir puisqu’il stocke l’énergie sous forme de sucre, qu’il met à disposition de notre organisme. Enfin, il assure une fonction de synthèse, en assurant le métabolisme des glucides, lipides et des protéines tout en sécrétant de la bile, essentielle à notre digestion.

Compte tenu de son importance pour le métabolisme énergétique et la détoxification, il est sujet à des maladies chroniques induites par le surpoids, l’alcool mais aussi les maladies virales chroniques. Mais le foie a quelque chose d’étonnant d’un point de vue biologique : je veux parler de la manière dont les dommages qu’il peut subir laissent des traces favorisant l’apparition ultérieure d’autres maladies. En effet, près de 90% des cancers du foie se développent sur un organe déjà malade. Le stade cancer est bien sûr le plus avancé, mais avant cela différents facteurs d’inflammation prédisposent à la survenue de pathologies sévères. Quels sont donc ces maux qui créent les conditions propices à l’apparition de complications sévères ?

Il y a d’abord les hépatites, cette famille de pathologies caractérisées par une inflammation du foie. Les hépatites virales chroniques, les plus fréquentes à travers le monde, peuvent être dues à plusieurs virus différents. Les hépatites B et C se transmettent par le sang et les fluides sexuels, et peuvent avoir des conséquences potentiellement graves. L’hépatite D est, elle, causée par un petit virus satellite du virus de l’hépatite B, et est susceptible de toucher uniquement les personnes déjà contaminées par ce dernier. La vaccination contre l’hépatite B reste la principale mesure fiable pour prévenir l’infection. Concernant l’hépatite C, des médicaments permettant de guérir l’immense majorité des patients sont désormais disponibles, faisant d’elle (à ce jour) la seule maladie virale chronique à pouvoir être guérie.

Des inflammations excessives et successives qui ne font pas bon ménage

Mais revenons à notre idée de dommages cumulatifs que peut subir le foie. Ces virus provoquent une inflammation chronique, souvent inaperçue pendant de longues années. Dans nombre de cas, plusieurs événements endommageant le foie se conjuguent, comme l’hépatite virale chronique, l’alcool et l’alimentation, qui, s’ils sont combinés, aggravent les lésions hépatiques qui s’accumulent. Les cellules qui concouraient au bon fonctionnement du foie sont petit à petit décimées et meurent, laissant place à des cicatrices à l’aspect fibreux. Ce processus peut donner lieu à des complications telles que la fibrose, qui correspond à la formation d’une quantité anormalement abondante de tissu cicatriciel dans le foie, en réponse à une inflammation persistante.

Chez 10 à 20% des patients, l’escalade se poursuit et la fibrose évolue vers une cirrhose après 10 ou 20 ans. D’une certaine façon, la cirrhose est une lente et irréversible fibrose, aboutissant à cette maladie grave et incurable où le foie n’est plus capable d’assurer ses fonctions normales.

Enfin, pour les patients présentant une cirrhose, il existe à terme un risque accru de cancer du foie (dont le plus fréquent est le carcinome hépatocellulaire). Les traitements pour ce cancer restent très insatisfaisants alors-même que son incidence est croissante au niveau mondial.

Alors rassurez-vous, il ne s’agit pas de dire qu’une inflammation chronique débouchera forcément sur une fibrose sévère qui entraînera une cirrhose, qui est elle-même le facteur de risque majeur de l’apparition d’un cancer. La réalité est plus complexe et l’apparition d’une maladie dépend de multiples facteurs. La bonne nouvelle, c’est qu’un changement de style de vie intervenant suffisamment tôt a un impact énorme sur la santé du foie, diminuant notablement le risque de cancer.

Gardons donc en tête que le foie conserve les séquelles des inflammations qu’il a précédemment connu, et vous en conviendrez, on n’éteint pas le feu avec le feu. 

Nous avons évoqué les indésirables traces de cicatrisation laissées dans le foie par des inflammations excessives et successives. Mais figurez-vous que des chercheurs ont constaté un autre type de trace, qui leur a donné bien des idées. A la manœuvre, Joachim Lupberger, chercheur Inserm à l’Institut de recherche en médecine translationnelle et maladies hépatiques (Inserm/Université de Strasbourg), dirigé par le Professeur Thomas Baumert.

Joachim Lupberger et ses collègues ont constaté il y a quelques années que le virus de l’hépatite C laissait une trace dans le génome des cellules qu’il infecte, c’est-à-dire dans ce support de l’information génétique. Cette empreinte correspond à la réponse antivirale persistante qui se manifeste par une inflammation semblable à une fièvre lors d’une infection grippale. Sauf que cette trace reste, un peu comme si les instruments de la riposte n’avaient pas été rangés, même une fois la bataille gagnée. 

Un indicateur à suivre à la trace

Et c’est là le début d’un projet qui se poursuit encore aujourd’hui. Cette empreinte est le témoin d’une infection guérie. Pour autant, nous l’avons vu, même si l’infection virale chronique peut être contrôlée (pour l’hépatite B) ou guérie (pour l’hépatite C), le risque de développer un cancer du foie reste élevé chez les patients avec cirrhose – c’est la potentielle escalade que nous évoquions dans la première partie. Pour maximiser les chances de survie du patient, il faut le traiter au plus vite, ce qui implique un dépistage précoce du cancer. Pourquoi donc ne pas se servir de cette « trace témoin » comme un indicateur à surveiller pour détecter le plus tôt possible la survenue éventuelle d’une tumeur cancéreuse ? 

C’est le principe du marqueur biologique, ou biomarqueur, qui peut être n’importe quel indicateur biologique mesurable. Les chercheurs et les médecins peuvent identifier et suivre dans le temps des indices dans le corps, afin de vérifier le risque d’apparition d’une maladie, l’évolution de celle-ci ou bien les effets d’un traitement. Il peut s’agir de critères morphologiques, qu’on mesure via de l’imagerie médicale, ou bien de cellules ou molécules qu’on scrute en laboratoire après avoir prélevé une toute petite partie d’organe ou en analysant un fluide, comme le sang ou l’urine. Par exemple, les enzymes du foie, les fameuses transaminases que vous voyez peut-être sur les résultats de vos prises de sang, donnent une idée de l’état du foie. 

Joachim Lupberger a donc eu l’idée de se servir de cette empreinte laissée par le virus comme biomarqueur, afin de détecter le risque de survenue d’un cancer du foie chez les patients guéris de l’hépatite C. Pour maximiser les chances d’identifier un indicateur biologique annonciateur d’un cancer, il était préférable d’élargir les recherches afin de tester aussi d’autres protéines. Avec son confrère Pierre Nahon, Professeur d’hépatologie à l’APHP, il a mis en place une première cohorte d’entraînement d’une trentaine de patients guéris de l’hépatite C, dont certains ont développé un cancer dans les années suivant leur guérison, et d’autres non. 

Des prélèvements sanguins et des analyses poussées leur ont permis d’identifier des dizaines de protéines qui pourraient devenir des biomarqueurs prédictifs du risque de cancer du foie. Aujourd’hui, le projet, toujours soutenu par l’ANRS Maladies infectieuses émergentes et avec un financement complémentaire de la SATT Conectus, est sur le point de prendre une autre envergure. Les chercheurs ont trié sur le volet les 16 protéines qui leur semblaient les plus prometteuses. Désormais, les biomarqueurs vont être testés dans le cadre d’une cohorte nationale de près de 1500 patients, ayant des antécédents en matière de maladies hépatiques virales. 

Des échantillons sanguins seront prélevés régulièrement auprès de ces patients, et analysés anonymement au laboratoire à Strasbourg. Nos chercheurs vont se focaliser sur leurs candidats biomarqueurs, suivre leur évolution et faire des pronostics : lesquels vont se révéler fiables pour aider à prédire la survenue d’un cancer ? 

Des outils prédictifs pour une prise en charge précoce

Nous verrons dans quelques années quel biomarqueur aura fait ses preuves… Quoi qu’il en soit, il n’y aura pas d’indicateur miracle et il faudra nécessairement le combiner avec d’autres marqueurs et examens existants pour affiner au mieux le pronostic. Joachim espère parvenir à identifier trois ou quatre biomarqueurs fiables, qui puissent être utilisés facilement par les hôpitaux et à un coût raisonnable. 

A terme, ce procédé pourrait permettre d’améliorer l’identification des patients atteints d’une hépatite virale chronique, contrôlée ou guérie, ayant un risque de développer un cancer du foie. Ce type de nouvelles stratégies de dépistage, basées sur le risque individuel, devrait augmenter la survie de ceux qui développeront un cancer du foie, grâce à un suivi meilleur et plus précoce des patients à risque.

Pour le moment, des algorithmes complexes combinant des données démographiques et des données cliniques permettent d’évaluer le risque de survenue d’un cancer. On l’a compris, les pistes explorées par Joachim et ses collègues pourraient améliorer grandement ces outils prédictifs.

Quoi qu’il en soit, on saisit bien l’importance de l’informatique pour la mise au point de tels outils. Plus précisément, il est question ici de bioinformatique, cette science à l’interface des disciplines numériques, des mathématiques et des sciences de la vie. En effet, pour mener leurs recherches, les scientifiques collectent d’importantes quantités de données biologiques, ce qui implique un besoin croissant de stockage et d’expertise data. Joachim l’a constaté au fil de sa carrière et notamment dans le projet que nous avons évoqué, qui a nécessité de tester une quantité astronomique de potentiels biomarqueurs, et qui va désormais croiser de nombreuses données issues de la cohorte nationale de patients. 

La présence de bioinformaticiens dans les équipes de recherche est devenue pour ainsi dire incontournable en tant que spécialistes du stockage des données, de leur visualisation et de leur analyse. Une expertise de plus au service de la science pour la santé !