Cancer : Sous les feux de l’Hyperion

Depuis une vingtaine d’années, les tumeurs malignes ne sont plus considérées comme de simples amas de tissus qui se seraient développés de manière chaotique, mais comme d’authentiques écosystèmes miniatures. En leur sein, cellules de l’immunité et cellules cancéreuses interagissent de manière complexe, au point que l’on emploie parfois la notion de “réseau social” pour décrire leurs multiples relations. Mais de leurs affinités réciproques émerge parfois un phénomène malheureux : une inhibition de la réponse immunitaire anti-tumorale, la réponse naturelle du corps pour interrompre la progression du cancer. Percer à jour les lois qui régissent les liens entre ces populations cellulaires sera nécessaire si l’on veut comprendre pourquoi si peu de patients réagissent favorablement aux immunothérapies, et à terme, pour mettre au point de nouveaux traitements. C’est l’ambition des chercheurs de l’Institut de recherche en cancérologie de Montpellier (IRCM)*.

Un reportage à retrouver dans le n°45 du magazine de l’Inserm

Tels des explorateurs du microenvironnement tumoral, les chercheurs savent que, pour tout territoire à peine foulé du pied, il convient d’abord d’en tracer la carte. Pour les y aider, une intrigante machine ronronne à leurs côtés depuis quelques mois : l’Hypérion. Associée au spectromètre de masse Hélios, cette plateforme, la première de son genre en France, est capable d’analyser une cinquantaine de marqueurs cellulaires simultanément à partir d’une biopsie de tumeur solide, – permettant ainsi de visualiser de manière fine qui communique avec qui au sein du tissu – et de représenter le fameux réseau social des cellules. Les chercheurs ont malicieusement baptisé ce réseau « Cellbook ». Armés de ce spectaculaire outil, ils espèrent élucider les mystères écologiques de la tumeur, et comprendre comment elle organise la résistance aux traitements. 

Henri-Alexandre Michaud, responsable opérationnel de la plateforme, devant la machine Hyperion associée au cytomètre par spectrométrie de masse (CyTOF) Helios. Institut de recherche en cancérologie de Montpellier (unité 1194 Inserm/Université de Montpellier, Centre de lutte contre le cancer Val d’Aurelle). ©François Guénet

De l’écosystème cellulaire à l’écosystème de la recherche

En miroir des phénomènes immunitaires qu’ils étudient, les chercheurs de l’IRCM évoluent dans un environnement où l’interdépendance est de mise. Créé en 1997 et sous la tutelle de l’Inserm depuis 2008, « l’IRCM est actuellement dans son adolescence, explique Claude Sardet, son directeur. Nous cherchons à pérenniser les jeunes équipes pleines d’ambition qui n’ont jamais cessé de nous rejoindre depuis la création de l’unité, et de les structurer selon le modèle de recherche translationnelle qui est au cœur de notre organisation. »

Yaël Glasson s’apprête à couper un bloc de paraffine dans lequel est conservé un échantillon de tumeur après biopsie. Pour étudier le microenvironnement tumoral, il faut d’abord le mettre en condition. Ainsi, après qu’une biopsie de tumeur a été prélevée au bloc opératoire, elle est préparée par le service d’anatomopathologie de l’Institut régional du cancer de Montpellier (ICM). Puis, en relation avec l’unité de recherche translationnelle, elle est agglomérée à des échantillons similaires provenant d’autres patients afin de former des « carottes » homogènes, qui sont conservées dans un bloc de paraffine. Les choix du ou des patients, du type de tumeur, de la zone d’intérêt et du type de cellules tumorales à analyser seront déterminants pour que l’Hyperion puisse fournir des données utiles aux chercheurs. ©François Guénet

Regroupant une unité Inserm, l’Université de Montpellier et l’hôpital (l’Institut du Cancer de Montpellier), auxquels s’ajoutent une unité de recherche translationnelle, une unité de biométrie des essais cliniques et un registre des tumeurs, l’IRCM a tout mis en œuvre pour que les 220 personnes qu’il abrite travaillent en collaboration continue afin de résoudre rapidement des problèmes complexes et améliorer les traitements. « Les 17 équipes, structurées par thématiques, partagent tout : services administratifs, magasins, plateformes, animaleries, biotechnologies... Et cette mutualisation n’est pas qu’un principe d’organisation, elle a des effets scientifiques. Les prélèvements sanguins et tissulaires sur lesquels travaillent les chercheurs sont réalisés directement à l’hôpital, et les résultats de recherche obtenus permettent à leur tour de désigner des cibles thérapeutiques et de les tester en clinique, précise Claude Sardet. La structure abrite également plusieurs biotechs fondées sur des initiatives ou des brevets de chercheurs Inserm, qui participent au maillage de nos liens avec l’industrie. Elles sont destinées à grossir, puis à quitter les murs de l’Institut une fois mûres. »

Evelyne Crapez, anatomopathologiste, détermine quelle est la zone de l’échantillon la plus intéressante à analyser avec l’Hyperion. Pour le moment, l’équipe travaille de préférence sur des cancers du sein, de l’ovaire, du côlon, et sur les cancers œsogastriques. ©François Guénet

Ce modèle collaboratif sur un site unique, qui incarne le concept de recherche translationnelle dans la pratique quotidienne, est étroitement lié à l’histoire de la cancérologie. « Nous attirons des chercheurs qui, même quand ils travaillent sur des sujets fondamentaux, savent qu’ils devront trouver des connexions avec l’hôpital et appliquer au moins en partie leurs résultats fondamentaux. Cette exigence est mise en avant dès le recrutement », explique Nathalie Bonnefoy, à la tête de l’équipe Immunité et Cancer. Aujourd’hui, 32 cliniciens hospitaliers participent à la réflexion des équipes et sont réellement impliqués dans l’élaboration des hypothèses de recherche sur les thérapies, les phénomènes de résistance aux traitements, les grands programmes en radiobiologie et radiothérapie, ou encore en immunothérapie et ingénierie des anticorps thérapeutiques. « Ce principe de fonctionnement fédérateur s’étend à l’ensemble de la recherche en biologie-santé à Montpellier, même s’il est particulièrement fort au sein de la communauté de recherche sur le cancer, renforcée par un label Siric, » précise Marc Ychou, directeur de l’Institut du cancer de Montpellier. 

Nathalie Bonnefoy, responsable de l’équipe Immunité et cancer. L’analyse des données acquises révèle in fine trois types d’informations. D’abord, elle permet d’identifier les types cellulaires présents dans le tissu et leur distribution spatiale – on pourra en déduire dans quels processus biologiques ils sont impliqués. Ensuite, elle sert à visualiser le « réseau social » des cellules – avec qui elles communiquent ou non. Enfin, une information surprise surgit parfois : les phénotypes de sous-types cellulaires que l’on ne connaissait pas, ou dont on n’aurait jamais soupçonné la présence ! ©François Guénet

Un outil emblématique de la recherche sur le cancer

Les Siric (sites de recherche intégrée sur le cancer) sont des centres labellisés pour la recherche translationnelle en cancérologie. Ils ont participé à codifier la démarche du laboratoire au patient, avec un continuum entre recherche fondamentale et clinique dans le but de trouver des traitements rapidement et d’amorcer des protocoles en médecine personnalisée. « Dans la région de Montpellier, tous les gros instituts collaborent en évitant au maximum les antagonismes. Il y a tant de mouvements de personnels d’un institut à un autre que la ville est perçue comme un gigantesque campus en biologie-santé, composé d’environ 1 700 personnes, se réjouit Claude Sardet. Et parce qu’il est impossible de s’équiper individuellement en haute technologie, nous avons créé Biocampus, un système de mutualisation de grands équipements au sein duquel l’Hyperion jouera un rôle important. » En cela, il est un outil emblématique de la recherche sur le cancer : la plateforme est déjà ouverte à la communauté médicale et scientifique de Montpellier, mais sera bientôt accessible aux équipes de la région, puis de toute la France, à des partenaires académiques mais aussi privés. Ces derniers pourront utiliser cet équipement pour tester, par exemple, l’effet d’un anticorps, gène ou médicament sur la croissance tumorale. 

Exemple de visualisation de l’occupation des cellules immunitaires dans une tumeur de cancer du sein. Les lymphocytes T (en bleu, rose et jaune) sont retrouvés en abondance à proximité des foyers tumoraux (en rouge) et aux abords de structures vasculaires (en vert et blanc) ou lactifères (en vert). Ces informations, ajoutées aux données sur le phénotype et la fonction des cellules, permettent de reconstituer précisément leur réseau social au sein de la tumeur. © Henri-Alexandre Michaud

« Nous espérons déchiffrer les mécanismes moléculaires et cellulaires immunosuppresseurs qui contribuent à l’échappement des tumeurs à la surveillance par le système immunitaire. Même s’il faudra encore beaucoup de temps avant que les immunothérapies soient au point pour un grand nombre de patients, on observe aujourd’hui des résultats absolument spectaculaires sur certains malades – qui étaient dans un état critique et ont pu être sauvés grâce à une approche personnalisée », rappelle Nathalie Bonnefoy. « C’est un phénomène nouveau qui démultiplie la motivation et l’ambition des équipes, face à ce continent si vaste et complexe qu’est l’immunité. »

L’équipe Immunité et cancer de l’IRCM. De gauche à droite : Henri-Alexandre Michaud, Cécile Déjou, Virginie Lafont, Jonathan Vosgien, Nathalie Bonnefoy, Laurent Gros, Yaël Glasson, Aurélie Roussey et Naoill Abdellaoui. ©François Guénet

Note :
*unité 1194 Inserm/Université de Montpellier – Centre de lutte contre le cancer (Val d’Aurelle)