Annabelle Ballesta : Individualiser les traitements grâce aux maths et à la chronobiologie

Annabelle Ballesta est une mathématicienne dont le laboratoire de recherche est implanté à l’Inserm. En étroite collaboration avec les biologistes, elle développe des modèles mimant le rythme biologique propre de cellules saines ou malades. Grâce à ces modèles, elle vise à établir le protocole thérapeutique le plus efficace et le mieux toléré pour chaque patient atteint de cancer.

Annabelle Ballesta
Annabelle Ballesta

Vous êtes mathématicienne. Quel parcours vous a mené à l’Inserm ?

J’ai étudié à l’Insa (Institut national des sciences appliquées), une école d’ingénieur en génie mathématique. Mon intérêt pour la biologie s’est développé à ce moment-là, lors d’un séjour Erasmus à l’université de Leeds en Angleterre, au cours duquel j’ai suivi des cours de mathématiques appliqués à la biologie. J’ai alors décidé de travailler au carrefour de ces deux disciplines. Mon sujet de thèse, que j’ai mené à l’Inria, a justement répondu à cet objectif, puisqu’il visait à développer une approche combinée expérimentale et mathématique pour personnaliser les traitements anticancéreux notamment en s’appuyant sur la chronobiologie. Un domaine de recherche que je poursuis depuis. 

En quoi la chronobiologie est-elle un paramètre important dans la prise en charge du cancer ?

On sait que beaucoup de nos fonctions physiologiques varient sur 24 heures, et suivent un rythme dit circadien. L’activité de la plupart de nos cellules a, selon leur nature, un rythme qui leur est spécifique au cours de la journée. On comprend donc que l’efficacité ou la toxicité d’un traitement seront différentes selon le moment où un médicament est administré. Ceci est vrai pour les cellules saines comme pour les cellules cancéreuses. Ces dernières ont en effet aussi un rythme propre, souvent éloigné de celui des cellules saines. Lors de ma thèse, l’objectif était de personnaliser ce qu’on appelle la chronothérapeutique, en étudiant comment améliorer l’efficacité ou réduire la toxicité de l’irinotecan, un médicament connu pour être efficace dans le cancer colorectal et, plus récemment, contre le cancer du pancréas. 

Comment les mathématiques permettent-elles de mieux comprendre ces mécanismes biologiques ?

Je développe des modèles mathématiques fondés sur la physiologie cellulaire : les données de la littérature et les travaux spécifiques conduits pour l’occasion dans le domaine de la chronobiologie permettent de créer un modèle virtuel cellulaire, animal, puis humain qui vise à reproduire in silico ce qui se passe biologiquement. Les paramètres que nous y intégrons sont ajustés aux données biologiques pour assurer la validité du modèle. Une fois optimisés, ils permettent de modéliser l’impact d’un traitement selon le moment de la journée auquel il est administré. Ces modèles intègrent des réseaux de gènes ou de protéines qui sont décrits comme interagissant avec les médicaments étudiés, comme par exemple ceux qui régissent les processus de réparation de l’ADN, le cycle cellulaire ou la mort cellulaire… L’apport des mathématiques est de réduire le nombre d’expériences à mener en testant in silico un grand nombre d’hypothèses et en ne testant expérimentalement que celles qui s’avèrent pertinentes pour développer les connaissances biologiques. 

Les liens entre sciences mathématiques et biologiques sont très étroits ?

Oui, la chronobiologie est vraiment un domaine interdisciplinaire et nous devons travailler étroitement ensemble, continuellement. C’est pour cette raison que, une fois lauréate du programme Atip-Avenir, j’ai voulu implanter mon équipe de recherche coté Inserm, afin d’être plus efficace et plus proche des biologistes et oncologues. Ce financement est une opportunité unique pour recruter une équipe de doctorants, post-doctorants et techniciens. C’est assez inédit de voir une équipe de recherche en mathématiques appliquées s’installer à l’Inserm. D’autant que nous travaillons sur la chronothérapie des cancers, qui reste une discipline de recherche dans laquelle peu d’équipes sont impliquées en France. Grâce à ce programme, nous menons de front deux projets : le premier consiste à étudier la façon dont la chronopharmacologie de trois médicaments prescrits dans les cancers digestifs est influencée par des facteurs comme l’âge, le sexe ou encore le chronotype des personnes – lève-tôt ou couche-tard. Le second vise à développer des stratégies personnalisées à partir de combinaisons de médicaments dits « ciblés », qui n’interagissent qu’avec une ou deux protéines intracellulaires, afin d’améliorer l’efficacité antitumorale du traitement. Ces deux thématiques se rejoignent dans leur finalité : individualiser les traitements selon la nature de la tumeur mais aussi selon le patient lui-même. In fine, l’ambition est de proposer des modèles dans lesquels les spécificités biologiques du patient seront intégrées pour proposer un protocole thérapeutique individualisé précisant le ou les traitements à prescrire et l’heure à laquelle les administrer. 

Annabelle Ballesta dirige l’équipe Atip-Avenir Approche multi-échelle de pharmacologie des systèmes pour la personnalisation des chimiothérapies anticancéreuses, au sein de l’unité 935 Inserm/Université Paris 11 à Villejuif. Elle travaille aussi avec l’équipe Chronothérapie de l’Université de Warwick (Coventry, UK), dans le cadre du Laboratoire européen associé (LEA) Inserm/Université de Warwick.