Salvatore Spicuglia : En quête des chefs d’orchestre de la régulation des gènes

Une cellule de foie n’est pas une cellule musculaire. Et pourtant, elles partagent le même ADN. L’origine de cette différence : des séquences régulatrices de l’expression des gènes que Salvatore Spicuglia étudie depuis près de vingt ans. Des travaux salués par le prix Coups d’élan pour la recherche française décerné par la fondation Bettencourt-Schueller.

Un article à retrouver dans le n°43 du magazine de l’Inserm

Salvatore Spicuglia © Inserm/François Guénet
Salvatore Spicuglia © Inserm/François Guénet

« Dans son livre La statue intérieure, François Jacob, Prix Nobel de médecine en 1965, a écrit que la recherche est souvent faite de trouvailles inattendues et que ce sont surtout des esprits (saugrenus) atypiques qui ont la capacité de les saisir », a conclu Salvatore Spicuglia du laboratoire Théories et approches de la complexité génomique* de Marseille, à l’issue de la remise du prix Coups d’élan pour la recherche française décerné par la fondation Bettencourt-Schueller. Des mots en accord avec son parcours professionnel dans lequel l’ouverture d’esprit et le hasard tiennent une grande place. 

Originaire du Venezuela, Salvatore Spicuglia, encore lycéen au début des années 1990, décroche une bourse pour étudier à l’étranger. « J’étais déjà intéressé par la génétique et j’avais repéré une école d’ingénieur à Strasbourg. J’ai donc choisi d’aller en France », se remémore-t-il. En définitive, il ne rejoindra pas l’établissement alsacien, mais il n’abandonnera pas la génétique. Comme le prévoit la bourse, il repasse son baccalauréat à Montpellier et apprend le français. Puis, il décroche un DEUG (l’équivalent des deux premières années de licence actuelle) de biologie à Lille, et effectue son magistère de biologie cellulaire et moléculaire à Lyon. « Nous avions un cours sur la stabilité génétique, notamment sur les réarrangements de l’ADN dans les lymphocytes, explique-t-il. Ce sujet m’a attiré d’emblée et j’ai demandé à l’enseignante où poursuivre mes études sur ce sujet. Elle m’a orienté vers Pierre Ferrier** au Centre d’immunologie de Marseille-Luminy. » Son magistère en poche, il rejoint donc la cité phocéenne où il passe son master en 1998 et sa thèse en 2002. 

Dès lors, le chercheur n’aura de cesse d’explorer l’épigénétique, « c’est-à-dire la régulation des gènes qui fait que, dans un organisme, une cellule de la peau ne ressemble pas du tout à un neurone, alors que les deux ont le même patrimoine génétique, illustre-t-il. Ces cellules font donc une lecture différente du même ADN, qui est assurée par des séquences régulatrices, sortes de chefs d’orchestre de cette lecture. Il en existe deux types. Les promoteurs sont situés juste à côté des gènes. Les enhancers, ou “amplificateurs” en français, contrôlent à distance l’expression des gènes, en agissant sur leurs promoteurs. » Lors de sa thèse, Salvatore Spicuglia identifie et étudie chez la souris ceux qui contrôlent l’expression et les réarrangements des gènes codant pour les récepteurs des lymphocytes T qui permettent à ces cellules de reconnaître les antigènes.

Vers la fin de sa thèse, le séquençage du génome humain vient de s’achever. « Et plusieurs laboratoires dans le monde développent des approches de séquençage à haut débit qui permettent d’étudier les mécanismes de régulation épigénétique à l’échelle du génome, se souvient-il. J’ai donc choisi de faire mon post-doctorat à l’université de Nimègue aux Pays-Bas, dans le laboratoire de Henk Stunnenberg, spécialiste de l’épigénétique et pionnier de ces approches. » Ce seront deux années et demie très enrichissantes. 

De retour dans son ancien laboratoire marseillais où il obtient un poste de chargé de recherche Inserm, il met en place ces nouveaux outils à haut débit pour l’étude des mécanismes de régulation épigénétique au cours de la différentiation des lymphocytes T de souris et humains. « Ainsi, nous avons identifié des modifications particulières dans l’organisation des histones qui étaient situées au niveau des éléments régulateurs du génome, explique le chercheur. Et bien qu’à l’époque ces “profils d’histones” aient étés jugés anecdotiques par une partie de la communauté scientifique, ils sont maintenant considérés comme des composants clés de la régulation épigénétique. Pour preuve, en 2016, le consortium européen Blueprint dont je fais partie, a publié tous les “profils d’histones” identifiés dans les cellules hématopoïétiques chez l’Homme. Et à la fin de l’année sera lancé Enhpathy, un consortium européen que je coordonne, qui vise à former les jeunes chercheurs à l’étude des enhancers altérés dans les maladies. »

Dates clés

  • 1992. Arrivée en France
  • 2002. Prix de la meilleure thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille II
  • 2003–2005. Post-doctorat à l’université de Nimègue, Pays-Bas
  • 2005. Chargé de recherche Inserm
  • 2011. Habilitation à diriger des recherches
  • Depuis 2011. Chef de l’équipe Génomique fonctionnelle de la différenciation des cellules T et de la leucémie au laboratoire Théories et approches de la complexité génomique à Marseille

En 2011, le chercheur prend son indépendance et monte sa propre équipe. « J’ai choisi d’intégrer mon actuel laboratoire car son expertise bioinformatique me semblait indispensable pour analyser les données obtenues avec les nouveaux outils de génomique », indique-t-il. Il continue à y étudier les éléments régulateurs dans les lymphocytes T. En revanche, comme il le souligne, « trouver les promoteurs est simple puisqu’ils sont juste en amont des gènes, mais pour les amplificateurs, c’est compliqué. Ils peuvent être n’importe où sur le génome, très loin, en amont ou en aval, des gènes dont ils régulent l’expression ». Pour les repérer, le chercheur s’appuie sur les marques épigénétiques d’histones, mais « il s’agit de corrélations. C’est-à-dire que là où il y a ces marques, la séquence d’ADN est susceptible d’être un enhancer. Ensuite, il faut vérifier si elle a bien cette activité, précise-t-il. C’est pourquoi, en 2015, nous avons mis au point une stratégie qui permet d’évaluer l’activité de milliers, voire de centaines de milliers de séquences en même temps. »

Et c’est à cette occasion que l’équipe a découvert – « par hasard », souligne Salvatore Spicuglia – les e‑promoteurs salués par le prix de la fondation Bettencourt-Schueller. « Pour valider notre approche d’identification à haut débit des séquences potentiellement enhancers, nous utilisions en parallèle des promoteurs, censés n’avoir aucune activité sur des gènes situés à distance, raconte le chercheur. Or, contre toute attente, nombre d’entre eux avaient une activité amplificatrice. Nous avons d’abord cru à une erreur de manipulation. Mais nous avons eu beau refaire l’expérience de multiples fois en modifiant divers paramètres, nous avions toujours ces mêmes résultats. Il a fallu se rendre à l’évidence : certains promoteurs avaient bel et bien une activité similaire aux enhancers. » Suite à ce constat, les chercheurs ont testé tous les promoteurs du génome afin d’identifier ceux qui avaient cette double casquette. 

L’impact de tous ces travaux sur l’épigénétique est loin d’être totalement cerné. « Jusqu’à il y a peu, on s’intéressait surtout aux mutations des gènes, mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Des anomalies sur les e‑promoteurs ou les enhancers ont sûrement des conséquences sur de nombreux gènes et sont sans doute à l’origine de diverses maladies, assure Salvatore Spicuglia. Récemment, il a été montré, dans le cancer de la prostate, qu’une mutation dans un promoteur lui donne une activité amplificatrice sur des oncogènes localisés à distance. »

À présent, l’objectif du laboratoire est donc de comprendre comment les mutations dans les parties régulatrices du génome influencent le développement et la progression de maladies, notamment dans les leucémies et les maladies inflammatoires. Un travail de titan facilité par les 250 000 euros associés au prix de la fondation Bettencourt-Schueller, qui vont permettre au laboratoire de se doter de nouveaux équipements. 

Notes :
*unité 1090 Inserm/Aix-Marseille Université
**unité 1104 Inserm/CNRS/Aix-Marseille Université 

Salvatore Spicuglia – Prix Bettencourt Coups d’élan pour la recherche française 2018 – 1 min 23 – Fondation Bettencourt Schueller (2018)