Archana Singh-Manoux : Prévenir le déclin cognitif pour vieillir en forme !

En 150 ans, notre espérance de vie a doublé, ce qui a entraîné une explosion des troubles cognitifs chez les personnes âgées. Mais pour Archana Singh-Manoux, directrice de recherche Inserm, récompensée par le prix Coups d’élan de la fondation Bettencourt-Schueller, ce n’est pas une fatalité. Il existe des facteurs de risque et de protection qui sont autant de cibles pour prévenir ce déclin. Bien vieillir se prépare durant toute une vie !

Un article à retrouver dans le n°44 du magazine de l’Inserm

© Inserm/François Guénet

« Je rêve d’identifier les facteurs de risque du déclin cognitif associé au vieillissement sur lesquels nous pourrions jouer afin que se mette en place une campagne de prévention, à l’image de celles qui ont fait reculer la prévalence des maladies cardiovasculaires », explique, enjouée, Archana Singh-Manoux, épidémiologiste au Centre de recherche épidémiologie et statistiques (CRESS)* situé à l’hôpital Hôtel-Dieu de Paris. Cette enquête, saluée par le prix Coups d’élan pour la recherche française, décerné par la fondation Bettencourt-Schueller, la fait courir entre Londres et Paris depuis quinze ans. Une vie à cent à l’heure donc, mais « j’adore ce que je fais ! » assure l’épidémiologiste dont le parcours est pour le moins atypique. 

En Inde où elle est née, à l’issue du lycée en 1985, « on attendait que je me marie et que je reste chez moi, mais je voulais être indépendante, explique-t-elle. J’ai donc cherché un diplôme rapidement utilisable et intégré l’Indian Institute of Management ’Ahmedabad, une prestigieuse école de commerce. » Ces études la conduisent vers le microcrédit tout juste naissant en Inde, mais elle sait déjà qu’elle préfèrerait travailler en santé publique. Seul problème : le domaine est encore inconnu dans son pays. Elle choisit donc un thème qui s’en rapproche, la psychologie sociale, d’abord à New Delhi, puis en France à l’université Paris Nanterre où elle obtient sa thèse en 1998. « Mais ce n’était pas non plus exactement ce que je voulais faire, reconnaît-elle. Or, en 2000, j’ai vu une annonce de post-doctorat à l’University College de Londres, dans un des meilleurs laboratoires du monde en santé des populations. Et j’ai eu l’audace de postuler même si je n’avais ni diplôme, ni expérience en épidémiologie. »

Des données cognitives inexploitées

Ce laboratoire travaille sur la cohorte anglaise Whitehall II qui collecte des données cliniques, sociales, socio-économiques, psychologiques, sur la santé perçue… de quelque 10 000 personnes suivies depuis 1985. « Les recherches portaient surtout sur les maladies cardiovasculaires, alors qu’il y avait aussi des données cognitives inexploitées », se souvient Archana Singh-Manoux. Fort de ce constat, elle se lance dans l’étude du vieillissement cognitif, c’est-à-dire le déclin des capacités intellectuelles. Désormais, sa voie est trouvée ! Et pour prolonger son contrat prévu pour un an, elle obtient ses premiers financements auprès des National Institutes of Health, l’équivalent américain de l’Inserm ; des financements qui perdurent aujourd’hui. À cette époque, l’âge du début du déclin cognitif, accompagné par exemple de pertes de mémoire ou de difficultés d’attention, était fixé à 60 ans. Comme l’épidémiologiste l’explique, « les études n’étaient faites que chez des personnes âgées de 65 ans et plus, ce qui est trop tard car le mal est fait. Mais elles montraient une très grande variabilité des atteintes. Or, grâce à Whitehall II, nous avions accès aux données de personnes suivies depuis l’âge de 35 ans, ce qui nous permettait de déterminer si le déclin se manifestait plus tôt. » Durant quatre ans, Archana Singh-Manoux creuse cette piste à Londres, jusqu’à ce qu’elle décide de rentrer en France avec sa famille. Un retour dans l’Hexagone rondement mené. En 2004, elle obtient une chaire d’excellence, réussit le concours de l’Inserm et décroche un financement du Conseil européen de la recherche (ERC). Grâce à celui-ci, elle constitue sa propre équipe au sein de l’unité Inserm Épidémiologie et biostatistiques tout d’abord à l’hôpital de Saint-Maurice près de Paris, puis au Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (CESP) à Villejuif où elle restera jusqu’en décembre dernier. Et elle a la chance de ne pas quitter totalement Londres. Avec l’accord de l’Inserm, elle reste responsable de la partie vieillissement cognitif de la cohorte Whitehall II, et se rend quatre jours par mois outre-Manche. Ces travaux franco-britanniques font ainsi tomber en 2012 le dogme d’un début tardif du déclin cognitif. L’étude des données de la cohorte Whitehall II confirme que non seulement le déclin est plus important chez les personnes âgées, mais surtout que la mémoire et la capacité à raisonner et à comprendre commencent à diminuer dès 45 ans. Ce constat est précieux car comme le souligne l’épidémiologiste, « des interventions comportementales ou pharmacologiques qui visent à limiter le vieillissement cognitif sont probablement plus efficaces si elles sont appliquées dès le début du déclin ». 

Des données scientifiques aux messages de prévention

Dans la foulée, l’approche du déclin cognitif prend une nouvelle dimension. « Depuis environ cinq ans, il est admis que les démences impliquent des changements dans le cerveau qui interviennent quinze à vingt ans avant le diagnostic de la maladie, explique Archana Singh-Manoux. Pour comprendre le vieillissement, il faut donc étudier le parcours de vie. » Autrement dit, il faut regarder ce qu’il se passe avant les premiers symptômes visibles de démence. La chercheuse a donc contribué à élaborer la partie cognitive de la cohorte généraliste française Constances, dont l’Inserm est partenaire, et qui inclut 200 000 personnes âgées de 18 à 69 ans. Cependant, la cohorte ayant été lancée en 2012, et les participants n’ayant un bilan global que tous les cinq ans, il est encore trop tôt pour étudier ce parcours de vie. En attendant, les épidémiologistes ont dû être inventifs. « Outre Whitehall II, nous collaborons à des études comme l’ARIC (Atherosclerosis Risk in Communities Study) ou Framingham, conçues aux États-Unis pour les maladies cardiovasculaires, indique la chercheuse. Nous avons ainsi accès à des facteurs de risque potentiels mesurés tôt dans la vie. » Une démarche qui a récemment permis le lien entre hypertension et démence.

La tension artérielle normale est de 120 mmHG (millimètres de mercure) et « il est établi qu’à partir de 140 mmHG, il faut traiter cette hypertension car elle est associée à un risque accru de maladies cardiovasculaires. Or, nous avons montré que pour la démence le seuil critique est de 130 mmHG, complète- t‑elle. Il y a donc débat pour savoir s’il faut traiter les personnes plus tôt pour prévenir la démence, indépendamment du risque cardiovasculaire. » Un débat qui illustre la démarche de la chercheuse, qui s’attache à produire des données scientifiques solides permettant des messages de prévention clairs. 

C’est dans cet esprit que depuis le début de l’année, elle a inclus une approche clinique à ses travaux. Des neurologues ont intégré son équipe qui a rejoint le Centre de recherche épidémiologie et statistiques en janvier dernier, et va déménager à l’Hôtel-Dieu dès la fin de la rénovation de l’hôpital. Le prix Bettencourt-Schueller arrive donc à point nommé. « Il va permettre l’embauche d’un statisticien et nous aider à aménager nos nouveaux locaux », conclut-elle ravie. 

Dates clés

  • 1988. Bachelor’s degree (équivalent d’une licence) de psychologie à New Delhi, Inde
  • 1998. Doctorat de psychologie à l’université Paris Nanterre, Paris X
  • 2000–2004. Post-doctorat à l’University College de Londres, Grande-Bretagne
  • 2007. Habilitation à diriger des recherches Inserm
  • 2015. Prix Recherche Inserm

Note : *unité 1153 Inserm/Université Paris Diderot/Université Paris 13/Université Paris Descartes/Inra