Nadine Cerf-Bensussan, Grand Prix 2023

Dans les années 1980, le système immunitaire de l’intestin n’intéressait pas grand monde… Quarante ans plus tard, les termes « sensibilité au gluten » ou encore « microbiote » sont entrés dans le langage courant. Une mise en lumière à laquelle les travaux de Nadine Cerf-Bensussan ont largement contribué et qui sont salués par le Grand Prix Inserm.

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Nadine Cerf-Bensussan, Grand Prix 2023 – Institut Imagine (unité 1163 Inserm/Université Paris Cité) ©Inserm/François Guénet

Donner ses lettres de noblesse à l’immunité intestinale

Depuis plus de quatre décennies, Nadine Cerf-Bensussan, directrice de recherche Inserm à la tête du laboratoire Immunité intestinale à l’institut Imagine à Paris, s’intéresse au système immunitaire intestinal qui nous protège des pathogènes, tout en tolérant les nutriments et les millions de bactéries du microbiote. Un rôle ambivalent qu’elle étudie afin de comprendre les pathologies intestinales, dont la maladie cœliaque induite par le gluten, ainsi que les liens entre le microbiote intestinal et son hôte. Sa démarche, saluée par le Grand Prix Inserm, lui a permis d’améliorer le diagnostic de maladies souvent graves et d’identifier des pistes thérapeutiques.

Si l’immunité de l’intestin est aujourd’hui au cœur de nombreux travaux et de mieux en mieux appréhendée, elle attirait très peu l’attention lorsque Nadine Cerf-Bensussan a commencé à s’y intéresser. Son entrée même dans le domaine « est jalonnée de hasards, d’un peu de chance et d’accès à des endroits exceptionnels », souligne-t-elle. Ainsi, le hasard l’a conduite, pour son premier stage hospitalier, dans le service d’immunologie et d’hématologie de Claude Griscelli, à l’hôpital Necker-Enfants malades. « Un lieu d’exception ! On y avait la volonté de comprendre des maladies immunitaires très sévères affectant de jeunes enfants, pour mieux les prendre en charge. À leur côté, on avait l’impression de se poser de vraies questions, complète-elle. Plus tard, les gardes dans le service de réanimation infectieuse de François Vachon à l’ancien hôpital Claude-Bernard, un autre lieu d’exception, ont nourri mon intérêt pour l’immunologie et les maladies infectieuses. Enfin, tout a vraiment débuté en 1978, quand Claude Griscelli a accepté que je sois interne dans son service après m’être formée en immunologie et en pédiatrie. »

Une passion viscérale pour la recherche initiée outre-Atlantique

Nouvel heureux hasard : en 1980, son mari obtient un contrat au Massachusetts Institute of Technology à Boston, aux États-Unis. C’est l’opportunité pour Nadine Cerf-Bensussan d’anticiper sa formation à la recherche. Elle effectue un DEA, l’équivalent du master 2, auprès de Delphine Guy-Grand, anatomopathologiste, qui développait avec Claude Griscelli des travaux pionniers sur l’immunité intestinale de la souris. « En me proposant de travailler avec Delphine et de profiter de mon séjour américain pour développer des anticorps monoclonaux afin de mieux caractériser les lymphocytes intestinaux, je pense que Claude envisageait déjà que je prolonge chez l’humain les études réalisées chez la souris », suggère-t-elle. Son DEA et une bourse en poche, elle décroche un stage dans l’équipe d’Atul K. Bhan au Massachusetts General Hospital à Boston, où elle met au point son premier anticorps contre les lymphocytes intestinaux du rat.

De retour à Paris en 1983, elle reprend son internat à l’hôpital Necker avec, comme chef de clinique, Alain Fischer, puis envisage un clinicat dans ce service. Mais, « au terme d’une grossesse compliquée, le doyen me refuse le poste prévu, vantant même l’intérêt d’un allaitement prolongé… relate-t-elle. C’était choquant, mais je me suis consacrée à la recherche, une activité qui me passionne et qu’il m’aurait été difficile de concilier avec une activité de soins auprès d’enfants très malades et de leurs familles. »

Des lymphocytes au double visage

Nadine Cerf-Bensussan obtient un poste d’accueil Inserm, puis réussit le concours de chargée de recherche en 1987, poursuivant ensuite ses travaux dans l’équipe de Claude Griscelli – lequel assurera la direction générale de l’Inserm de 1996 à 2001. Elle développe le premier anticorps contre les lymphocytes intraépithéliaux humains et voit dans la maladie cœliaque un modèle d’étude du rôle de ces lymphocytes et plus largement de l’immunité intestinale. De fait, elle apporte les premières preuves qu’ils sont susceptibles de protéger l’épithélium, mais qu’ils sont aussi à l’origine des lymphomes qui sont la complication la plus sévère de la maladie cœliaque. Les lymphocytes intraépithéliaux semblaient être les « Docteur Jekyll et Mister Hyde » de l’intestin, ce que confirmeront les travaux de l’équipe que la chercheuse crée en 1998 à la Faculté de médecine de Necker.

En collaboration avec les gastroentérologues Christophe Cellier et Georgia Malamut, elle montre que, chez les malades, les lymphocytes intraépithéliaux passent sous la coupe de molécules inflammatoires, notamment l’interleukine 15, ce qui les conduit à s’attaquer à l’intestin ou, lorsqu’ils ont acquis des mutations particulières, à donner naissance à des lymphomes. « Nos travaux ouvrent des pistes thérapeutiques, dont nous étudions la balance bénéfice/risque. En effet, certains traitements pourraient favoriser l’émergence de cellules malignes résistantes ou atténuer des réponses antitumorales. Il faut donc rester prudent », souligne la chercheuse.

Une bactérie clé pour l’immunité de nos entrailles

La création de l’équipe marque aussi l’ouverture à de nouveaux sujets, dont l’étude des interactions entre l’hôte et son microbiote. « Nous nous y sommes intéressés grâce à François Taddei, microbiologiste évolutionniste et voisin de notre laboratoire, souligne Nadine Cerf-Bensussan. Il cherchait à comprendre pourquoi une souche bactérienne d’Escherichia coli de laboratoire acquérait des mutations adaptives quand il l’implantait dans l’intestin d’une souris stérile. » Une question qui coïncidait avec l’arrivée dans l’équipe de Valérie Gaboriau-Routhiau, spécialisée dans la colonisation contrôlée de modèles murins stériles. « Or, à l’encontre de notre hypothèse, ces mutations n’étaient pas sélectionnées par la réponse immune de la souris, mais par la nécessité pour la bactérie de résister aux acides biliaires dans la lumière de l’intestin, explique Nadine Cerf-Bensussan. Autre surprise, la réponse immune induite par E. coli était modeste, remettant en cause l’assomption courante que les bactéries intestinales pouvaient toutes induire la maturation postnatale de l’immunité intestinale. » De fait, l’équipe a démontré le rôle clé de la bactérie segmentée filamenteuse. Ces travaux ont contribué à faire de cette bactérie, « une star en immunité intestinale ! Un rôle comparable dans la maturation du système immunitaire intestinal n’est cependant pas démontré chez l’humain », tempère la chercheuse dont l’équipe continue d’étudier la dite bactérie. Elle tente notamment d’identifier ses mécanismes d’action et la façon dont l’hôte contrôle son expansion dans l’intestin. Ces études sont aussi poursuivies par Pamela Schnupf, qui dirige désormais sa propre équipe, après avoir mis au point une méthode de culture qui fait intervenir les cellules épithéliales dont la bactérie segmentée filamenteuse a impérativement besoin pour vivre.

Au début des années 2000, le microbiote commençait tout juste à être étudié. « Nous avons donc fait partie des précurseurs. C’est peut-être pour cette raison qu’en 2016, Yves Lévy, alors président-directeur général de l’Inserm, m’a confié la coordination du programme transversal Microbiote, avance Nadine Cerf-Bensussan. De fait, aujourd’hui, les relations du microbiote avec son hôte font l’objet de très nombreux travaux, et le programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) Alimentation – microbiome lancé par l’État devrait encore accélérer les recherches et favoriser leur coordination nationale. »

Aux origines génétiques du mal intestinal

Avant ce coup de projecteur, l’intégration de l’équipe à l’institut Imagine en 2014 constitue « une très grande chance et l’opportunité de développer une nouvelle thématique autour des maladies génétiques intestinales, encore peu étudiées en France », explique Nadine Cerf-Bensussan. L’équipe se fixe alors deux objectifs : mieux comprendre le développement et le fonctionnement de l’immunité intestinale humaine, et mettre en place une plateforme de diagnostic afin d’améliorer la prise en charge des patients. Ce projet ambitieux reçoit le soutien financier du Conseil européen de la recherche au travers d’un financement ERC Advanced Grant.

En haut : Fabienne Charbit-Henrion, Marie Cherrier , Valérie Gaboriau, Nicolas Guegan et Anis Khiat. En bas : Corinne Lebreton, Georgia Malamut, Renan Oliveira Correa, Marianna Parlato et Marco Rodari ©Inserm/François Guénet

En collaboration avec Frank Ruemmele, gastroentérologue, pédiatre et coresponsable du Centre de référence des maladies rares digestives à Necker, l’équipe a développé une cohorte de malades suspects d’une maladie monogénique intestinale. Aujourd’hui, plus de 700 enfants et un nombre croissant d’adultes y sont inclus. D’ores et déjà, un diagnostic génétique a été posé pour environ 30 % d’entre eux. Ce travail a permis à Fabienne Charbit-Henrion, lors de sa thèse dans l’équipe, d’élaborer un outil diagnostique fondé sur le séquençage haut débit. Cette dernière l’utilise maintenant « en routine » dans le service de Génétique moléculaire de l’hôpital Necker, et « teste » un panel de 150 gènes mis à jour au fil des nouvelles identifications. Ces diagnostics ont un impact important sur la prise en charge des patients en guidant le choix du traitement le mieux adapté. Enfin, à partir de l’identification de ces gènes, l’équipe tente d’établir un catalogue de ceux qui sont indispensables à l’équilibre de la barrière intestinale et, lorsqu’ils sont peu ou mal connus, de définir leurs rôles précis.

L’immunité intestinale est encore loin d’avoir livré tous ses secrets. Néanmoins, Nadine Cerf-Bensussan est d’ores et déjà heureuse d’avoir fait des émules, en particulier parmi les chercheurs qui se sont formés dans son équipe. Dans le même esprit, « je suis très heureuse de ce Grand Prix que je vois comme la reconnaissance de l’importance de cette interface constamment exposée à une masse considérable de microbes ainsi qu’aux multiples composants de notre alimentation et de notre environnement, souligne-t-elle. C’est comme si on avait donné le prix à l’intestin ! »

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Low-temperature electron micrograph of a cluster of E. coli bacteria, magnified 10,000 times. Each individual bacterium is oblong shaped © Photo by Eric Erbe, digital colorization by Christopher Pooley, both of USDA, ARS, EMU. - This image was released by the Agricultural Research Service, the research agency of the United States Department of Agriculture, with the ID K11077-1