Comprendre et contrôler l’endormissement : le rêve de Delphine Oudiette

Delphine Oudiette s’est rêvée exploratrice, journaliste, philosophe, nez. Aujourd’hui, elle est scientifique dans le domaine du rêve. La chercheuse vient de décrocher un financement du Conseil européen de la recherche (ERC) pour explorer l’endormissement. La compréhension de cette phase de transition entre éveil et sommeil, encore méconnue, pourrait apporter de nouvelles perspectives dans le traitement des troubles du sommeil. Elle pourrait même aider à améliorer les processus d’apprentissage et de créativité.

Delphine Oudiette, Institut du cerveau (unité 1127 Inserm/CNRS/Sorbonne Université

« Dans nos sociétés contemporaines, une épidémie d’insomnie et de somnolence coexistent. L’endormissement est commun aux deux problématiques, mais il a pourtant été très peu exploré par les cliniciens ou les scientifiques », constate Delphine Oudiette, biologiste de formation, spécialisée en neurosciences cognitives. La chercheuse consacre sa carrière à l’étude des processus cérébraux qui se produisent pendant le sommeil. Elle vient d’obtenir un financement européen de 2 millions d’euros sur 5 ans pour explorer la si particulière période de transition entre l’éveil et le sommeil : une phase favorable aux états de semi-conscience, propice à la divagation et au cours de laquelle la réalité flirte avec le rêve.

Baptisé Creadoze, ce projet de recherche vise à explorer en quoi l’endormissement diffère de l’état d’éveil en termes de conscience de l’extérieur, et quelles sont ses potentialités pour améliorer le sommeil, la mémorisation ou la créativité. Car depuis qu’elle travaille sur le rêve, Delphine Oudiette a bâti une conviction : la caractérisation actuelle des phases de sommeil est imprécise, ou du moins incomplète. « Aujourd’hui, nous divisons schématiquement le sommeil en phases dont les frontières sont délimitées selon des caractéristiques mesurées par les examens de polysomnographie. » Ces derniers,qui consistent à enregistrer les activités cérébrales et musculaires ainsi que les mouvements oculaires, conduisent à distinguer l’endormissement (ou phase N1), le sommeil « lent léger » (N2) puis « lent profond » (N3), et enfin le sommeil paradoxal. « Mais de plus en plus de données laissent penser que les frontières entre éveil et sommeil sont plus poreuses qu’on ne le croit », insiste la chercheuse. Par exemple, la polysomnographie ne permet pas d’identifier le moment précis de la bascule entre les deux états. D’autre part, « certaines personnes peuvent dire qu’elles étaient endormies alors qu’elles étaient “éveillées” d’après la classification standard, et beaucoup affirment qu’elles étaient éveillées alors qu’elles étaient techniquement “endormies”. Enfin, on sait qu’il est possible de répondre à des sollicitations extérieures durant l’endormissement ou le sommeil lent léger, sans se réveiller ». Cette déconnexion entre le sentiment subjectif de dormir, la capacité à répondre au monde extérieur et les enregistrements de l’activité cérébrale invitent donc à s’interroger sur la classification actuelle du sommeil.

Apprendre à repérer et à contrôler la bascule

Avec Creadoze, la chercheuse souhaite identifier des marqueurs de l’activité cérébrale qui permettront de mieux caractériser la période d’endormissement. « Nous pourrions non seulement améliorer la connaissance et la classification précise des différents états de vigilance, mais ces éléments pourraient aussi nous aider à progresser dans la prise en charge des troubles du sommeil : s’il est possible d’identifier des signaux cérébraux qui indiquent la proximité de la bascule dans le sommeil ou, au contraire, celle d’un retour à l’état éveillé, il doit être possible d’apprendre à les repérer et à les contrôler. » Ainsi, après plusieurs séances de suivi de l’activité cérébrale au cours desquelles des signaux sonores indiqueraient au participant l’apparition de l’un de ces marqueurs, il apprendrait progressivement à les reconnaître. Ensuite, il pourrait s’entraîner à les contrôler, pour résister ou au contraire accélérer la bascule vers le sommeil, selon ses besoins.

Le même principe pourrait être exploité pour booster la créativité et l’apprentissage. En effet, au cours de précédents travaux, Delphine Oudiette et son équipe ont décrit que des personnes qui faisaient un somme de quelques minutes après qu’on leur ait présenté une énigme mathématique multipliaient par trois les chances de la résoudre au réveil, par rapport à celles qui avaient sombré dans un sommeil prolongé ou qui étaient restées éveillées. « L’endormissement est donc une phase propice à la créativité que nous pourrions exploiter au quotidien si les résultats de Creadoze nous permettent de caractériser les mécanismes cérébraux impliqués. » Mais il reste encore beaucoup à comprendre.

Liberté, curiosité, inventivité

Enfant, Delphine Oudiette s’imaginait exploratrice ou archéologue pour « découvrir, mener des enquêtes, résoudre des énigmes », ou encore « nez » pour créer. Rien d’étonnant que le sommeil, encore si mystérieux, soit devenu son terrain de jeu privilégié. À la fin du lycée, passionnée d’écriture et pétrie de questions existentielles, Delphine Oudiette s’imagine plus volontiers philosophe. Mais c’est une visite marquante de la Grande Galerie de l’évolution à Paris qui l’orientera vers la biologie : « J’ai senti que cette discipline pouvait répondre à beaucoup des questions que je me posais, et me conduire à un métier moins solitaire et plus créatif que la philosophie », explique-t-elle. Elle s’oriente alors vers les neurosciences, mais envisage de devenir journaliste scientifique pour combiner son goût pour l’écriture et ses connaissances en biologie. Après quelques stages qui la déçoivent au sein de rédactions, elle comprend que la recherche scientifique peut lui apporter ce qu’elle aime : poser des hypothèses, chercher la vérité, et raconter une histoire.

C’est au cours de son premier stage de master dans le laboratoire d’Isabelle Arnulf, neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et chercheuse à l’Institut du cerveau (ICM) à Paris, que la biologiste fait ses premiers pas dans le domaine du sommeil. Elle y conduit ensuite un doctorat sur la caractérisation de celui de patients atteints de troubles du comportement lors du sommeil paradoxal, qui extériorisent leurs rêves et adoptent des comportements parfois violents. Après un passage par les États-Unis où elle étudie la réactivation des souvenirs au cours du sommeil, elle revient à l’Institut du cerveau et se penche sur le cas des rêveurs lucides, des individus conscients de rêver lorsque cela se produit et, pour certains, capables d’influencer le scénario de leur rêve. Depuis, elle n’a plus quitté l’institut et y est aujourd’hui chargée de recherche Inserm.

Creadoze démarrera officiellement en octobre 2023 : le financement européen va permettre d’embaucher une équipe de cinq chercheurs et de financer de nombreuses expérimentations. À la tête de cette équipe, Delphine Oudiette va pouvoir se consacrer à ce qu’elle préfère aujourd’hui : « Les aspects intellectuels et humains du rôle de mentor me conviennent beaucoup mieux que l’activité de recherche proprement dite. Doctorante, je me sentais frustrée de passer autant de temps à collecter des données, car je voulais principalement imaginer des concepts et des designs d’expérimentation, comprendre et interpréter les résultats. Mais aujourd’hui, je suis très satisfaite : je suis les projets de plusieurs étudiants simultanément, je les accompagne en fonction de leurs besoins, en les encourageant dans leur prise d’autonomie et de liberté, vectrice d’inventivité. Le sommeil est un domaine idéal pour cela car il existe encore peu de consensus et donc énormément de latitude pour explorer et comprendre, conclut la chercheuse. Si nous trouvions un moyen de mieux le piloter et d’en exploiter les potentialités cognitives, ce serait le rêve ! »


Delphine Oudiette est chercheuse Inserm dans l’équipe Mov’It à l’Institut du cerveau (unité 1127 Inserm/CNRS/Sorbonne Université) et dans le service des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière à Paris. En 2024, elle codirigera l’équipe DreamTeam, en création, avec Isabelle Arnulf.


Auteur : C. G.

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