Édition du génome : des possibilités inouïes qui posent des questions éthiques

Bioéthique – L’édition génomique consiste à modifier le génome d’une cellule, qu’elle soit d’origine végétale, animale, ou humaine. Elle existe depuis une quarantaine d’années mais l’avènement de la technique CRISPR-Cas l’a rendue accessible à la plupart des laboratoires. Certains travaux soulèvent des questions éthiques pour la santé des individus, la préservation de la biodiversité et de l’environnement ou encore pour le bien-être animal. Le point avec Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm.

Pouvez-vous expliquer en quelques mots comment fonctionne l’édition génomique ?

Les chercheurs utilisent un guide couplé à des nucléases capables de reconnaître spécifiquement une séquence sur le génome et de couper à cet endroit. Ensuite des processus naturels de réparation se déclenchent et commettent des erreurs, ce qui permet d’inactiver le gène ciblé. Il est également possible de fournir à la cellule, en même temps que la nucléase, la copie d’un gène pour qu’il soit intégré au moment de la réparation et remplace le gène initial. Les possibilités sont multiples : les chercheurs peuvent créer des mutations précises dans des gènes pour en observer les effets ou à l’inverse corriger des mutations, ils peuvent inactiver des gènes, insérer de nouveaux fragments d’ADN, modifier l’expression des gènes, etc. 

L’édition génomique connaît un regain d’intérêt depuis l’avènement de CRISPR-Cas, pourquoi ?

Les nucléases de type doigts de zinc et Talen – disponibles avant 2012 et encore utilisées aujourd’hui – sont complexes à développer. Il s’agit de protéines issues de bactéries et leur fonction première n’est pas d’aller modifier sur mesure l’ADN d’une espèce. Pour les rendre spécifiques d’une séquence cible et faire en sorte qu’elles ne coupent qu’à cet endroit, il y a un travail de développement et de production de protéines long et fastidieux avant de pouvoir les utiliser. De plus, leur taille les rend très difficiles à faire entrer dans une cellule. La mise au point peut durer plusieurs mois. Elle est réservée à des laboratoires spécialisés. 

CRISPR-Cas9 a bouleversé la façon de faire. Cette fois ce n’est plus une protéine qui reconnaît la séquence cible mais un ARN, lui-même couplé à une protéine Cas (Cas9 le plus souvent, mais il existe d’autres protéines Cas). Celle-ci coupera l’ADN dans un second temps, là où l’ARN s’est fixé. Il suffit donc de produire un ARN dont la séquence est complémentaire de celle de la séquence cible, ce qui se fait extrêmement facilement et à moindre coût. À peu près n’importe quel laboratoire de biologie peut utiliser cette technique et a désormais accès à l’édition génomique. 

CRISPR-Cas9 : une méthode révolutionnaire – animation pédagogique – 2 min 10 – 2016 

Quelles recherches sont menées aujourd’hui avec l’édition génomique ?

Il s’agit surtout de recherche fondamentale. L’édition génomique permet d’obtenir facilement des modèles cellulaires et animaux porteurs de mutations particulières ou chez lesquels un gène a été inactivé, par exemple pour étudier le développement ou des processus physiopathologiques. Il y a aussi des analyses à grande échelle d’invalidation de gènes ou encore des essais précliniques, conduits chez l’animal dans un but thérapeutique, afin de corriger une mutation ou de rendre un organisme résistant à une maladie. 

Quelques essais cliniques sont même en cours chez l’Homme : en infectiologie pour lutter contre le VIH en conférant aux cellules de l’organisme une résistance au virus, en cancérologie pour rendre les cellules T agressives contre la tumeur, ou encore contre la mucopolysaccharidose, une maladie lysosomale, pour forcer l’expression d’une enzyme déficiente. Il s’agit chaque fois de cellules modifiées ex vivo puis réinjectées au patient. Modifier l’ADN d’une cellule in vivo est bien plus complexe. Ceci a déjà été réalisé chez une souris pour corriger une forme génétique de surdité, mais plusieurs années seront encore nécessaires avant les premières applications chez l’Homme.

Existe-il une réglementation particulière pour l’utilisation de l’édition génomique ?

Aucune en dehors des procédures habituelles qui s’appliquent à toute manipulation génétique dans les laboratoires de recherche, y compris les restrictions concernant l’embryon humain. La France est signataire de la convention d’Oviedo, qui interdit de pratiquer des modifications génétiques transmissibles à la descendance. Il est donc possible d’utiliser l’édition génomique chez l’embryon humain dans des conditions de recherche, puisqu’à leur issue l’embryon doit être détruit, mais pas dans un contexte de procréation médicalement assistée. Cette convention internationale est la seule loi internationale en vigueur dans le domaine de la bioéthique. 

Que pensez-vous des travaux d’édition génomique qui ont déjà eu lieu chez l’embryon humain en Chine et aux États-Unis ?

La première expérience a eu lieu en Chine, en 2015. Elle visait à corriger une mutation conférant la bêta-thalassémie, une maladie sanguine. Plus récemment, en 2017, une équipe américaine a tenté de corriger une mutation associée à une pathologie cardiaque grave. Il ne s’agit en aucun cas de travaux cliniques et ces embryons ne sont pas destinés à être implantés chez une femme. Il s’agit de recherche fondamentale pour évaluer l’efficacité et la sécurité de CRISPR-Cas sur des embryons qui sont ensuite détruits. Les résultats sont d’ailleurs médiocres. Le pourcentage d’embryons effectivement modifiés est relativement faible et le risque de mosaïcisme – c’est-à-dire le risque que les cellules d’un même embryon ne possèdent plus toutes le même patrimoine génétique – est élevé. 

Pour de nombreux organismes scientifiques et comités éthiques, dont celui de l’Inserm, il est actuellement inenvisageable de recourir à ce type d’intervention chez un embryon qui serait destiné à faire naître un enfant faute de garanties d’efficacité et de sécurité suffisantes, même si la convention d’Oviedo était modifiée. 

Cela soulève néanmoins d’importantes questions éthiques. Que se passera-t-il si l’édition génomique devient sûre et efficace chez l’embryon ? Sera-t-il possible de modifier le génome selon le désir des parents ?

À terme, dans l’hypothèse où la technique CRISPR-Cas deviendrait efficace et fiable chez l’embryon, elle pourrait être utilisée dans des indications rares et très précises : par exemple pour éviter la transmission d’une maladie grave quand les deux parents en sont atteints et que le risque de donner naissance à un enfant malade est de 100%. Il s’agira alors de corriger la mutation chez l’embryon ou même en amont, au niveau des cellules germinales avant la fécondation. L’Académie de médecine s’est prononcée en faveur de cette possibilité. 

Quant au risque d’eugénisme, cela relève à mon avis du fantasme. D’abord parce que cette recherche est très encadrée, y compris en Chine et aux États-Unis. Et puis, on oublie trop souvent que l’eugénisme se pratique déjà, par exemple avec l’élimination de petites filles à la naissance dans certains pays. Il n’a pas fallu attendre l’édition génomique pour cela. Mais il est en effet nécessaire d’encadrer l’utilisation qui pourrait en être faite. 

Quelles autres questions éthiques soulève l’édition génomique ?

L’une des principales préoccupations est la maîtrise de cette technique, condition sine qua non pour une utilisation chez l’Homme. Or plusieurs freins restent à lever, comme le risque de coupures hors cible qui peuvent générer des mutations ailleurs dans le génome, avec des conséquences délétères. Il y a également le fait qu’il existe une hétérogénéité génétique entre plusieurs cellules soumises à une même édition génomique : la technique fait en effet appel à des mécanismes qui réparent l’ADN de façon aléatoire. Autre question à laquelle nous ne savons pas encore répondre : comment réagissent les cellules modifiées à long terme, y a‑t-il des effets indésirables ? D’autres préoccupations portent sur le devenir d’organismes modifiés, autres qu’humains, et les conséquences pour ces espèces et pour l’environnement.

Il existe en effet une polémique sur la modification génétique de populations de moustiques visant à réduire le risque de maladies à transmission vectorielle. Pouvez-vous préciser de quoi il s’agit ?

Une technique appelée guidage de gènes reposant sur l’utilisation de CRISPR-Cas permet de forcer la transmission d’un gène modifié dans une espèce, au cours des générations. Elle est proposée pour rendre une population de moustiques stérile ou lui conférer une résistance à l’agent pathogène. La faisabilité a été démontrée au laboratoire. En champ réel, une expérimentation a déjà été menée au Panama avec des moustiques transgéniques produits par une autre méthode. Elle a permis de réduire la quantité de moustique Aedes aegypti porteurs du virus de la dengue, avec une diminution de 93% du taux de contamination dans la région concernée. 

Ces pratiques soulèvent beaucoup de questions : quel est le risque de « contamination » d’espèces autres que la population cible ? Quel est l’impact écologique – et pour la biodiversité – de l’éradication de moustiques qui sont des insectes pollinisateurs et nourrissent les larves de poissons ? Quels sont les risques à long terme pour l’espèce en cas d’acquisition de nouvelles « propriétés » ? Comment arrêter la propagation du gène en cas de perte de contrôle de la technologie ? Des études doivent être conduites sur des périodes longues, avec l’élaboration de scénarios multiples par des équipes pluridisciplinaires associant biologie moléculaire, écologie, sciences sociales, pour une évaluation prudente de la balance bénéfice/risque à long terme. 

En outre, il n’y a pas que les moustiques. Des travaux similaires portent sur des espèces végétales envahissantes, afin de contrôler leur dispersion ou d’éliminer leur résistance aux herbicides ou pesticides. Enfin, d’autres questions se posent avec la modification génétique d’espèces à des fins commerciales. Ainsi, en Argentine et en Uruguay, des fermes expérimentales modifient le génome de moutons et de veaux pour augmenter la taille de leurs muscles dans le but de produire deux fois plus de viande. Quelles sont les conséquences pour la qualité de vie animale et pour les consommateurs ? 

Il y a deux ans, la CIA déclarait CRISPR-Cas « arme de destruction massive potentielle », compte tenu de sa facilité d’utilisation. Peut-on imaginer des menaces particulières par exemple à visée terroriste ?

Je crois que c’est exagéré. Produire des organismes génétiquement modifiés qui seraient particulièrement virulents serait très dangereux pour les chercheurs eux-mêmes et nécessiterait des compétences et des équipements très pointus. Cela me paraît peu probable. 

Une recherche responsable

Pour créer une gouvernance globale concernant l’édition génomique, le comité d’éthique de l’Inserm a créé ARRIGE (Association for Responsible Research and Innovation in Genome Editing) en 2018. Cette association internationale entend fournir aux chercheurs publics et privés, aux associations de patients, aux citoyens et aux politiques les données pour développer l’édition génomique dans un contexte sécurisé et serein sur le plan sociétal. 

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