Bioéthique : la recherche en tension

« Quel monde voulons-nous pour demain ? » Poser cette question en exergue des États généraux de la bioéthique, c’était s’interroger en creux sur la recherche elle-même : a‑t-elle vraiment un rôle à jouer dans l’infléchissement éthique du monde ? Est-elle demandeuse d’éthique, ou méfiante à l’égard d’une entrave à sa liberté ? Son orientation doit-elle dépendre de valeurs sociales ou politiques, ou seulement scientifiques ?

En préparation de la révision septennale des lois bioéthiques, le Comité consultatif national d’éthique a organisé des États généraux de la bioéthique de janvier à avril 2018, et en a publié le rapport de synthèse le 5 juin dernier. 271 débats et 150 auditions ont eu lieu, tandis qu’un site web dédié recevait et publiait plus de 65 000 contributions. Cinq des sept thèmes de bioéthique choisis portaient sur des domaines marqués par des innovations majeures récentes – la génétique et la génomique, les recherches sur l’embryon et les cellules embryonnaires, les neurosciences, la collecte de données de santé, l’intelligence artificielle et la robotisation. La bioéthique doit donc beaucoup aux bouleversements que promet l’innovation scientifique. Mais qu’apporte-t-elle à la recherche médicale ? N’est-elle pas un frein aux connaissances ? Ne vaudrait-il pas mieux se contenter de réguler les applications de la recherche, plutôt que ses avancées ? Non, pas seulement. 

Le corps en questions

Si nous prenons l’exemple de la recherche clinique, « le respect de la personne humaine est inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme, rappelle Hervé Chneiweiss, président du comité d’éthique de l’Inserm. La notion de consentement volontaire du sujet en découle directement – comme l’ont montré les procès de Nuremberg en 1947 contre la médecine nazie. » L’utilité de la réflexion éthique pour la recherche médicale est donc une fausse question : sans elle, les volontaires risqueraient de n’être que des cobayes. Pour que leur consentement soit libre et éclairé, les chercheurs doivent les informer, notamment de l’objectif, de la méthodologie, de la durée, des bénéfices et des risques de la recherche. De plus, les projets sont soumis à des comités de protection des personnes, tandis que les données doivent respecter les règles édictées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Ce dispositif contraignant garantit que le corps de la personne qui se soumet à une recherche est traité avec le respect qui lui est dû. Désormais, relève le rapport des États généraux, une « nouvelle objectivation du corps humain » semble en cours : la numérisation massive des données de santé (images, textes, données génomiques…), pourrait inciter à les considérer comme une part de son propre corps, nécessitant sans doute aussi de revoir la notion de consentement puisqu’elles pourraient être réutilisées indéfiniment. 

Des valeurs partagées…

Ainsi l’éthique n’est pas étrangère aux chercheurs, loin de là. « Les scientifiques ont toujours été à l’avant-garde des questions de bioéthique, qui surgissent de leurs propres découvertes, rappelle Hervé Chneiweiss. Et le comité d’éthique de l’Inserm les accompagne dans ces réflexions. » Mais à l’inverse, au moment où les consultations citoyennes deviennent un exercice incontournable – par exemple pour définir la Stratégie nationale de santé – ce type de référendum « populaire » ne risque-t-il pas de renforcer une éthique individualiste, libérale, plutôt qu’un attachement aux principes éthiques de la recherche médicale française ? « Les États généraux de la bioéthique ont montré que perdure un socle de valeurs éthiques « à la française” qui incluent : consentement libre et éclairé, gratuité du don, non-marchandisation du corps, mais aussi solidarité envers les plus vulnérables, lesquels doivent bénéficier des progrès de la recherche et de la médecine, se réjouit Jean-François Delfraissy, président du Comité consultatif national d’éthique. Ces valeurs sont largement partagées, ce qui n’empêche pas qu’il y ait, ensuite, des divergences sur les usages légitimes des technologies ! »

… et bouleversées

L’une d’entre elles, cependant, ne semble pas faire consensus : la liberté de la recherche. Si dans quelques domaines, comme l’étude des risques environnementaux sur la santé, les citoyens la soutiennent sans réserve pour les connaissances qu’elle offrira, d’autres soulèvent le débat. « Les chemins de la science sont tortueux, prévient Hervé Chneiweiss. S’il est intéressant d’avoir des projets de santé publique, par exemple, nous ne pouvons pas nous en contenter. L’outil de base de l’analyse génétique, l’amplification en chaîne par polymérase, ou PCR, n’a pas été découverte pour son impact potentiel sur la santé publique ou l’économie, mais parce qu’un chimiste s’interrogeait sur la réplication de bactéries à très haute température ! Il serait très dangereux d’interférer dans la gouvernance de la recherche scientifique sans en comprendre la complexité et les logiques internes ! » Il n’en faut pas moins entendre l’alerte formulée par Jean-François Delfraissy : « alors que l’innovation médicale et scientifique est au cœur de la bioéthique, des citoyens ont exprimé une certaine méfiance envers les motivations des scientifiques et médecins, et la notion de progrès médical. Cette situation, connue dans les pays anglo-saxons, est nouvelle en France. » Déjà observée par certains chercheurs quand s’est mise en place la réglementation européenne sur le bien-être animal, elle est aussi visible, par exemple, dans les questions de recherche sur l’embryon et sur les lignées cellulaires qui en dérivent. Pour Hervé Chneiweiss, qui était aussi membre du comité de pilotage des États généraux de la bioéthique, « la discussion bioéthique permet au citoyen et au scientifique d’expliciter les valeurs qu’ils portent. Au politique de prendre en compte ces valeurs en tension. »

Associations de malades, citoyens et professionnels de santé ont, enfin, exprimé leurs difficultés à s’approprier des champs de recherche particulièrement complexes. Ils perçoivent l’information scientifique, responsabilité des chercheurs qui la détiennent, comme un enjeu d’autonomie des citoyens et de démocratie sanitaire. « De ce point de vue, ajoute Hervé Chneiweiss, le débat des États généraux est un très bon moyen d’acculturation scientifique. Peut-être, d’ailleurs, faudrait-il un débat plus régulier sur les enjeux éthiques de la science, pour qu’ils deviennent plus familiers. Ce serait aussi un instrument utile dans la lutte contre le charlatanisme ambiant, qui n’engage que ceux qui y croient et promet que la science résoudra tous les maux, de l’éradication de toutes les maladies génétiques à l’immortalité ! »

Un article à retrouver dans le prochain numéro du magazine de l’Inserm