Vers une nouvelle éthique pour l’innovation en santé

Alors que les coûts vertigineux de certains médicaments constituent une menace potentielle pour notre régime de protection sociale et sa capacité à maintenir un accès égalitaire aux progrès biomédicaux, les mécanismes de fixation des prix – comme d’autres aspects de l’innovation en santé – sont à interroger. Comment l’Inserm peut-il encourager cette dernière au meilleur ratio bénéfice/coût ? Catherine Bourgain, directrice de recherche et membre du comité d’éthique de l’Inserm, partage avec nous les réflexions du groupe de travail Éthique de l’innovation en santé.

Un article à retrouver dans le rapport d’activité 2020 de l’Institut

Durant trois ans, vous avez mené une réflexion collective sur l’éthique de l’innovation. Quel a été le point de départ de ce travail ?

Catherine Bourgain : Cette démarche court sur plusieurs années. Nous sommes partis du constat que l’innovation en santé faisait son grand retour : une bonne nouvelle du point de vue de nouveaux traitements arrivant sur le marché. Seulement, ceux-ci étaient commercialisés à des coûts exorbitants, alors même qu’une partie des travaux de recherche qui ont permis le développement de thérapeutiques nouvelles avait été menée dans des laboratoires publics, financés par la recherche publique. En tant que comité d’éthique de l’Inserm (CEI), nous n’avons pas vocation à rendre des avis généraux sur le prix des médicaments. En revanche, le processus qui permet d’aboutir à des innovations aussi chères devrait être interrogé et décrit par notre organisme dans la mesure où nos recherches contribuent au progrès. La réflexion sur le coût de l’innovation est d’autant plus indispensable que celui-ci représente une menace pour l’accessibilité à des traitements pour tous, un enjeu éthique fondamental dont un institut public doit pouvoir se saisir. Nous avons donc interrogé des économistes pour analyser ces coûts élevés de l’innovation. Nous avons également échangé avec Inserm Transfert, la filiale privée de l’Institut dédiée au transfert de technologie, pour mieux comprendre ses interactions avec les industriels : la question des prix intervient-elle dans les négociations ? Quelle peut être la marge de manœuvre de l’Inserm à ce sujet ? Cela a mené le CEI à réaliser une quinzaine d’entretiens avec des chercheurs de l’Inserm sur ces problématiques, fondés sur leur expérience de la valorisation d’innovations avec les industriels.

La crise sanitaire a‑t-elle confirmé et accéléré ce processus de réflexion ?

C. B. : Dès 2019, la première mouture de la note était terminée. La crise de la Covid-19, qui a davantage ancré nos questionnements dans l’actualité, nous a permis d’aller plus loin dans la manière d’articuler notre réflexion. C’est pourquoi la note évoque en introduction certaines formes d’innovations en santé mises en lumière par la pandémie : innovation en matière d’organisation logistique et humaine des stratégies de tests PCR, de coordination nationale et internationale sur les essais cliniques de traitements, de repositionnement de médicaments… Tous ces exemples ont illustré l’importance de ne pas limiter l’innovation en santé à ses seules dimensions technoscientifiques.

« Innovation » est un mot sémantiquement vague, que vous vous employez à contextualiser dans la première partie de ce rapport. Quelle définition lui avez-vous apposée pour construire votre réflexion ?

C. B. : Il s’agit en effet d’un terme omniprésent, le plus souvent sous la forme d’une injonction : « il faut » être innovant, « il faut » produire de l’innovation… Nous avons souhaité revenir aux enjeux fondamentaux que soulève cette question de l’innovation : elle permet d’exposer en quoi la recherche publique en santé peut être vecteur d’utilité sociale. Ce n’est pas une critique de l’objectif d’innovation, mais une mise en garde contre une vision trop standardisée du progrès, et tournée vers ce que l’on nomme la « disruption » – c’est-à-dire la rupture avec des technologies, procédés ou conceptions existants – dans les milieux industriels. Cette vision, nous l’avons perçue assez tôt, dès les premiers entretiens effectués avec Inserm Transfert, dont le positionnement stratégique met l’accent sur l’innovation de rupture. Cette dimension nous a interpelés : que considère-t-on comme de la rupture ? Les progrès en santé passent-ils uniquement par ce biais ? Bien sûr, elle est importante pour un organisme de recherche comme le nôtre. Mais n’est-ce pas mettre tous ses œufs dans le même panier que de s’assujettir à cette seule approche de l’innovation, liée à une certaine conception de l’économie de marché ? En tant qu’institut de recherche, nous sommes autorisés à nous poser ces questions, puisque nous sommes tous invités à nous investir dans l’innovation.

En quoi cet imaginaire biaisé que vous nommez « le tout disruptif » peut-il être néfaste aux enjeux de santé publique, d’un point de vue économique, social, voire environnemental ?

C. B. : Se limiter à cette seule vision de l’innovation conduit à une perte de chances. Si l’on prend l’exemple du repositionnement des médicaments, un vivier d’hypothèses de recherche est à notre disposition mais reste sous-exploité – puisque le repositionnement n’est pas, par définition, innovant ou « disruptif ». Cela a des conséquences réelles en matière de production de savoir : une molécule que l’on ne pensait pas utile dans le cadre d’une pathologie peut avoir un vrai rôle dans le processus de soin d’une autre. Ce phénomène constitue une source de recherche fondamentale passionnante, mais les mécanismes actuels de valorisation de la recherche et d’appui à l’innovation ne permettent pas de la soutenir efficacement. La réévaluation de potentiel thérapeutique n’est pas au cœur des priorités des industriels, pour des questions de propriété intellectuelle notamment. Or, la France manque de dispositifs ad hoc pour exploiter sérieusement cette piste. En valorisant une seule approche de l’innovation, on ne permet pas à d’autres formes potentiellement utiles d’un point de vue social, économique et environnemental de se frayer un chemin. En un sens, c’est un manquement au devoir de chercheur public de ne pas explorer ces solutions-là.

Vous défendez une approche « plurielle » afin de réimaginer l’innovation en santé. À quels concepts et notions renvoie-t-elle ?

C. B. : Face à ce monopole de l’innovation disruptive, il me semble important de rouvrir les imaginaires. Repartons des besoins de santé réels et non pas de la disruption, qui est avant tout une notion économique – au sens des marchés – et qui tend à uniformiser les soutiens académiques, logistiques et financiers aux innovations, quelles qu’elles soient. Une approche plurielle de l’innovation s’oppose à une vision monolithique du progrès, mais n’exclut pas le concept de rupture pour autant. l’Inserm doit évidemment continuer à soutenir les innovations de rupture ! Mais les recherches dans le champ de la santé publique, de la prévention, de l’organisation des pratiques de soins, du repositionnement des médicaments, à titre d’exemples, doivent être mieux valorisées. C’est aussi une manière d’innover en santé, à partir de travaux historiquement présents à l’Inserm. Cet effort de valorisation des innovations dans leur diversité, en s’appuyant sur les besoins de santé considérés et les acteurs impliqués, est également important pour les chercheurs eux-mêmes. Nous fonctionnons à l’imaginaire. Ce tournant très fortement technologique associé à l’innovation de rupture provoque, chez certains d’entre nous, un sentiment de perte de la culture « artisanale » qui fait le sel de notre métier. Parfois, il risque d’amorcer un désenchantement.

l’Inserm, au travers de ce rapport, se positionne dans une démarche de questionnement autour de ces problématiques. Quelle peut être la portée de ce travail de réflexion ?

C. B. : Le travail du comité d’éthique visait avant tout à aborder des questions qui se posent pour beaucoup d’acteurs, sans chercher de réponse normative sur les solutions. L’innovation en santé soulève de nombreux enjeux et notre rôle est d’interroger l’éthique dans toutes ses dimensions, en considérant les aspects d’égalité, de justice et de respect de l’environnement, par exemple. Notre souhait aujourd’hui est de voir cette réflexion irriguer largement. Nous sommes prêts à accompagner cette démarche au sein de l’Inserm et ailleurs. Notre note peut contribuer à établir un état d’esprit général qui doit ensuite être décliné de façon pratique et concrète, si c’est la volonté des acteurs qui s’en saisissent. Le fait qu’un institut de pointe comme l’Inserm soulève ces questionnements en interne représente en soi une contribution à la réouverture des imaginaires de recherche, un premier pas important.

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