Sapris : un autre regard sur la crise sanitaire

À situation inédite, dispositif inédit. En 2020, quatre grandes cohortes françaises ont uni leurs forces pour offrir à l’Inserm et à ses partenaires un outil d’étude exceptionnel des conséquences épidémiologiques et sociales de la crise sanitaire. Celui-ci a fourni des indications précieuses sur la circulation du virus et sur la façon dont elle impactait différemment les populations.

Un article à retrouver dans le rapport d’activité 2020 de l’Institut

Les cohortes sont un outil puissant pour la recherche. Elles rassemblent jusqu’à plusieurs centaines de milliers de personnes suivies sur de longues périodes pour répondre à des questions scientifiques essentielles à la santé publique. Or, chaque cohorte est organisée en fonction de sa population cible, de ses objectifs, de sa thématique, de ses outils et de ses méthodes propres, et fonctionne de manière autonome… sauf dans le cas de projets exceptionnels, tel celui qui a vu le jour en 2020 en France sous le nom de Sapris (Santé, perception, pratiques, relations et inégalités sociales en population générale pendant la crise Covid-19). D’une ampleur inédite à l’échelle nationale, ce projet, qui rassemble quatre grandes cohortes nationales totalisant plus de 600 000 personnes, est né au début de la crise sanitaire. « Dès le 16 mars 2020, sous l’impulsion de l’institut thématique Santé publique de l’Inserm, une première concertation a eu lieu afin de réfléchir à ce que nous pouvions faire en santé publique dans le cadre de la pandémie de Covid-19, retrace Nathalie Bajos*, directrice de recherche Inserm, sociologue-démographe et co-coordinatrice de Sapris. Nous avons immédiatement décidé de recueillir des données de santé le plus rapidement possible pour avoir un point de référence à partir duquel nous pourrions apprécier l’évolution des effets de la situation sanitaire sur les populations, en s’appuyant sur les cohortes nationales existantes. »

Une collecte de données en plein confinement

L’objectif : mettre sur pied une étude prospective pertinente aussi bien sur le plan clinique et épidémiologique que dans les dimensions sociales et économiques de la crise – comme la compréhension et la mise en œuvre des mesures de prévention, la perception du risque, l’incidence des symptômes de la Covid-19, le recours et le renoncement aux soins, les effets sur la vie quotidienne, les relations sociales et le travail, ou la prise en charge des enfants. Un vaste chantier à mettre en œuvre dans des délais très courts : l’épidémie était à l’époque en pleine flambée et le premier confinement venait juste d’être décrété.

En 48 heures, un groupe de travail est mis sur pied. Il rassemble des experts en épidémiologie, sociologie, démographie et économie sollicités par Nathalie Bajos et Fabrice Carrat**, professeur de santé publique à Sorbonne Université et co-coordinateur de Sapris, ainsi que les responsables de quatre cohortes nationales : E3N-Générations, Constances, Nutrinet santé et Elfe-Epipage. « Tout le monde a accepté la proposition et s’est attelé à la tâche très rapidement, se souvient Nathalie Bajos. En deux semaines, grâce à des heures de travail acharné, nous avions mis au point un questionnaire d’une trentaine de minutes, prêt à être diffusé aux participants de chaque cohorte. »

Un dispositif agile et efficace

Pour gagner en rapidité, le questionnaire est mis en ligne plutôt qu’imprimé et envoyé dès début avril aux participants des cohortes qui ont un accès Internet, soit environ 270 000 personnes. Un second questionnaire, reprenant en grande partie celui d’avril mais agrémenté de nouvelles questions, suit au mois de mai. Finalement, 130 000 participants répondent à l’un, à l’autre ou aux deux questionnaires. Une mine d’or pour les chercheurs !

Mais ce n’est pas tout : en parallèle, une collecte biologique est organisée pour approfondir le volet épidémiologique de l’étude. « Nous savions que l’infection par le SARS-CoV‑2 pouvait passer inaperçue et que les symptômes de la Covid, hormis la perte du goût et de l’odorat, n’étaient pas spécifiques de la maladie, explique Fabrice Carrat. Nous avons donc très vite eu besoin de réaliser des prélèvements sanguins en vue d’études sérologiques afin de déterminer qui avait vraiment été infecté. » Pas question, en plein confinement, d’envoyer des laborantins dans des milliers de foyers. Il a donc fallu mettre sur pied une méthodologie adaptée.

C’est finalement l’option du prélèvement de sang par piqûre transcutanée qui est retenue : un kit, permettant au participant de piquer légèrement le bout de son doigt pour transférer une goutte de sang sur un buvard, est ainsi envoyé à 18 000 personnes dès le mois de mai, en Île-de-France, en Nouvelle-Aquitaine et dans le Grand Est. À partir du mois de juin, les prélèvements sont étendus, dans ces régions et le reste de la France, auprès de 80 000 autres participants. Au total, plus de 88 000 échantillons sont ainsi récupérés et analysés au cours de la première vague.

Un montage financier délicat

Ces campagnes de collecte de données et de sang sont précieuses pour les chercheurs. Pour autant, elles auront été très difficiles à mettre en place. D’une part, à cause de l’urgence de la situation et, d’autre part, parce qu’un important travail juridique, administratif, financier et informatique a dû être effectué. « Le premier obstacle a été le financement, note Fabrice Carrat. Nous avons d’abord obtenu une enveloppe de l’Agence nationale de la recherche d’environ 200 000 euros pour les questionnaires, ce qui est peu, étant donné leur nombre et l’architecture informatique à mettre en place pour les traiter ensuite. Les cohortes ont dû participer sur leurs fonds propres. Pour la campagne sérologique, nous avons reçu un financement d’amorçage de la Fondation pour la recherche médicale de 120 000 euros, un autre du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation de 275 000 euros, et enfin un financement du programme des Investissements d’avenir de 2,1 millions d’euros. » Le déblocage des fonds a parfois exigé un délai mais, heureusement, les prestataires impliqués – comme la fondation Jean-Dausset à Paris, qui devait centraliser les échantillons de sang, et l’unité des virus émergents du laboratoire de virologie à Marseille, chargé d’y rechercher des anticorps – se sont mis au travail dès que possible.

Quatre cohortes, de multiples complications

Par ailleurs, la question du consentement et de la protection des données, encadrée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et la réglementation en vigueur, a nécessité beaucoup de temps et d’énergie. « Il y a fallu appréhender et corriger certaines aberrations administratives, illustre Fabrice Carrat. Par exemple, si la personne s’est bien piqué le doigt et nous a envoyé son prélèvement sans cocher la case “je consens” du protocole, nous ne pouvions légalement pas lui envoyer le résultat de sa sérologie, alors qu’éthiquement, c’est bien sûr ce qu’il convenait de faire ! » De plus, quatre cohortes qui travaillent ensemble, c’est aussi quatre fois plus de complications. Ainsi, chaque cohorte dispose de son propre système de redressement pour rendre son échantillon le plus représentatif possible : elle prend en compte les biais de représentativité de ses participants et les corrige grâce à des modèles statistiques. Les chercheurs se sont donc vus dans l’obligation d’inventer de nouveaux modèles pour compiler les méthodologies disparates de chacune des cohortes. Harmoniser les techniques de recueil de données en ligne ainsi que l’analyse des données elles-mêmes s’est également avéré nécessaire.

« Il y a eu des obstacles, c’est vrai, mais il y avait aussi une incroyable volonté de travailler de façon collective, et les bénéfices obtenus valent largement les difficultés endurées », nuance Fabrice Carrat. Les enseignements de cette campagne d’études inédites sont en effet déjà extrêmement nombreux… et pourtant, ils ne sont que partiels. D’un point de vue épidémiologique par exemple, les chercheurs ont pu confirmer qu’à l’issue de la première vague, seule 5 % de la population française avait été exposée au virus, c’est-à-dire très loin du seuil au-dessus duquel on peut s’attendre à une réduction de la circulation virale grâce à une immunité suffisante au sein de la population. Les données ont également mis en lumière les facteurs d’une sérologie positive, tel l’âge : 8 à 9,5 % des 30 à 45 ans avaient été infectés à l’issue de la première vague, contre seulement 5 à 6 % des jeunes de 20 à 30 ans, et environ 2 % des plus de 60 ans. Vivre avec un mineur augmentait également de 30 % le risque de contamination, tandis que souffrir d’une maladie chronique n’aurait, à l’inverse, pas d’incidence particulière.

Quand la sociologie rencontre la sérologie

« Ce type de résultats a pu être obtenu parce que les cohortes nationales avaient déjà de très nombreuses données à disposition, sur la situation de leurs participants avant l’épidémie, sur leurs maladies chroniques, leurs habitudes de vie, leurs traitements – ce qui nous a épargné la collecte de toutes ces informations, note Fabrice Carrat. En outre, certaines cohortes, comme Constances, disposent également de données biologiques que nous avons pu, en partie, exploiter. C’est ce qui nous a permis de faire l’hypothèse selon laquelle certains membres de la cohorte possédaient peut-être des anticorps contre le SARS-CoV‑2 avant même l’identification des premiers cas à Wuhan. »

Côté sociologie, les résultats sont tout aussi nombreux. « L’épidémie accentue les inégalités sociales et le confinement a eu des effets très différenciés en fonction des populations, révèle Nathalie Bajos. Grâce à Sapris, nous avons pu observer que le confinement a davantage diminué les risques d’infection chez les cadres supérieurs que parmi les classes populaires, qui présentent par ailleurs une plus grande prévalence de comorbidités. » Chez les premiers, la proportion de personnes déclarant des symptômes Covid est ainsi passée de 8,8 % avant le confinement à 4,3 % pendant, alors que chez les seconds, ces chiffres étaient respectivement de 6,9 % et 5,5 %. L’analyse des milliers de données récoltées se poursuit encore ainsi que la collecte en elle-même : de nouveaux prélèvements sérologiques de suivi vont être effectués sur 23 000 participants à partir d’avril 2021 pour évaluer la persistance des anticorps dans le temps. Sapris n’a pas fini de dévoiler tous ses résultats, et le travail se poursuivra tant que l’épidémie, et les financements, dureront. Cet outil, qui éclaire de façon unique les impacts épidémiologiques et sociaux de cette crise sanitaire, ouvrira peut-être la voie à de nouvelles collaborations inter-cohortes. « Sur des sujets de préoccupation aussi universels qu’une pandémie, il est tout à fait imaginable de mettre un jour sur pied d’autres projets de ce type », conclut Fabrice Carrat. Sapris est bien une première, mais peut-être pas une dernière.

Epicov : la nouvelle cohorte qui complète Sapris

« En s’appuyant sur les cohortes existantes, Sapris nous a permis d’être très réactifs et d’utiliser des données antérieures à la crise sanitaire, expose Nathalie Bajos, co-coordinatrice de Sapris. L’inconvénient, c’est que les populations de ces cohortes ne sont pas représentatives de la population générale, ce qui pose problème lorsqu’il s’agit d’étudier des prévalences et les inégalités sociales. » C’est pourquoi, en même temps que Sapris, un deuxième projet nommé Epicov (Épidémiologie et conditions de vie) a été lancé par l’Inserm, avec le concours de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et de Santé publique France. Codirigé par Nathalie Bajos et Josiane Warszawski, médecin épidémiologiste à l’Inserm, il inclut également des chercheurs de l’équipe Sapris. Il s’agit cette fois de créer de toutes pièces une nouvelle cohorte, constituée d’un échantillon représentatif de 350 000 personnes tirées au sort dans une base de données de l’Insee.

« Nous avons utilisé le questionnaire envoyé en avril pour Sapris en y ajoutant des questions », précise Nathalie Bajos. La première phase d’Epicov a eu lieu en mai 2020 auprès de 132 000 personnes de plus de 15 ans, et 12 000 analyses sérologiques ont également été conduites. « Nous avons ainsi documenté des inégalités sociales très marquées face à la Covid-19 : par exemple, la séroprévalence chez les personnes immigrées de pays hors Europe est de 9,4 %, contre 4,1 % chez les non-immigrés. Cette observation ne s’explique pas par leur statut migratoire, mais par leurs conditions de vie – densité de la commune, logement surpeuplé, travail à l’extérieur. La deuxième vague d’Epicov, qui combine questionnaires et auto-prélèvements pour les volontaires, a eu lieu en novembre auprès de plus de 100 000 personnes. » Par ailleurs, un comité de suivi entre les collectivités locales et les chercheurs a été mis en place pour présenter l’étude, discuter les premiers résultats et leurs conséquences, et diffuser l’information concernant des études complémentaires lancées sur les territoires.

Sapris et Epicov sont donc complémentaires : le premier permet d’étudier, à partir de cohortes existantes, la situation avant et pendant la crise sanitaire ; le second concerne un échantillon vraiment représentatif de la population et le suit pendant et après l’épidémie. Une nouvelle vague de questionnaires est d’ailleurs prévue pour juin 2021 et une quatrième, alliant de nouveaux questionnaires et tests, aura lieu en novembre 2021. Le projet durera là encore aussi longtemps que l’épidémie le nécessite.

Notes :
*unité 997 Inserm/CNRS/EHESS/Université Sorbonne Paris Nord, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux
**unité 1136 Inserm/Sorbonne Université, équipe Epidémiologie clinique des maladies virales chroniques, Institut Pierre Louis d’épidémiologie et de santé publique (IPLESP)

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