Santé mentale : Du gaz hilarant pour traiter la dépression ?

Connu des médecins comme anesthésique et analgésique mais également des jeunes pour ses effets euphorisants, le protoxyde d’azote, aussi appelé « gaz hilarant », pourrait transformer la façon de traiter la dépression, notamment pour certains patients résistants aux antidépresseurs usuels.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°59

Soigner les personnes dépressives avec du gaz hilarant ? C’est une blague ? Au contraire, c’est du sérieux. Depuis quelques années, plusieurs études à travers le monde ont en effet identifié le protoxyde d’azote comme un potentiel antidépresseur à effet rapide. Ce gaz incolore de formule N2O, peu coûteux et déjà employé en milieu hospitalier pour ses effets anesthésiants et antidouleur, pourrait changer la donne en matière de prise en charge des personnes dépressives. Car, s’il existe bien des antidépresseurs pour soigner les 5 à 10 % de la population qui souffrent de cette maladie psychique, leurs effets ne se font sentir qu’après quelques semaines, voire plusieurs mois… quand ils sont efficaces. Environ 30 % des patients sont ainsi résistants à toute forme de traitement pharmacologique. Mais le gaz hilarant manque de crédibilité et souffre d’une mauvaise image, tout particulièrement à cause de son utilisation récréative non dénuée de risques (voir encadré). Afin de valider et de crédibiliser sa prescription dans le traitement de la dépression, le psychiatre Thomas Desmidt du CHU de Tours et ses collègues de l’unité Inserm iBrain ont identifié les mécanismes cérébraux associés aux effets antidépresseurs du N2O grâce à des techniques d’imagerie médicale.

À ce titre, ils ont réuni un groupe de trente femmes de 25 à 50 ans : vingt avec une dépression résistante et dix volontaires saines. Toutes ont été exposées pendant une heure, sous contrôle médicalisé, à un mélange gazeux contenant autant d’O2 que de N2O. Cette formulation, appelée « mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote » (Meopa), est la forme la plus commune d’utilisation du gaz hilarant en milieu médical. Administré par masque, le Meopa est notamment employé pour soulager douleur et anxiété chez les enfants lors de soins. Dans l’étude coordonnée par Thomas Desmidt, l’exposition à ce mélange a permis de réduire nettement les symptômes de 45 % des patientes dépressives sévères. Chez certaines d’entre elles, ces effets ont même duré plusieurs mois. « Ces résultats sont positifs : plusieurs de nos patientes se sont transformées et sont aujourd’hui en rémission », se réjouit le psychiatre, qui rappelle que dans la littérature scientifique les réponses positives au N2O dans la dépression sont de l’ordre de 20 à 40 %, après une seule exposition au produit.

Éteindre le réseau des ruminations

Afin de mieux comprendre l’effet du N2O sur le cerveau, toutes les participantes ont réalisé une IRM fonctionnelle avant et après l’exposition au Meopa. « Les données, analysées par des collaborateurs de l’université de Pittsburgh aux États-Unis, montrent chez les neuf patientes qui répondent positivement au traitement une très forte diminution de la connectivité cérébrale du cortex cingulaire antérieur avec le précunéus, poursuit le chercheur. Or, ces aires cérébrales, situées respectivement à l’avant et à l’arrière du cerveau, sont connues pour s’activer de façon synchrone chez les patients dépressifs. La séance de Meopa permet “d’éteindre” ce réseau cérébral dont l’hyperactivité est synonyme de souffrance dépressive et de ruminations. » Outre ces données d’IRM, les chercheurs ont également appliqué pendant le traitement une méthode par ultrasons développée depuis une dizaine d’années dans le laboratoire iBrain. « Celle-ci nous renseigne sur les phénomènes biomécaniques qui se déroulent à l’intérieur du cerveau, notamment au niveau vasculaire. Chez les patientes qui répondent au N2O, nous avons observé dès les premières minutes de traitement une importante augmentation de l’amplitude des pulsations cérébrales. Cela traduit certainement une hausse du débit sanguin dans le cerveau due aux propriétés vasodilatatrices du protoxyde d’azote. » Un mécanisme qui contribue probablement à l’effet antidépresseur du N2O.

Vers une nouvelle génération d’antidépresseurs

« Ce travail s’inscrit dans une dynamique récente qui vise à repositionner d’anciens médicaments et des substances actives, comme le LSD ou la psilocybine présente dans les champignons hallucinogènes, pour agir plus rapidement sur les symptômes dépressifs », déclare Philippe Fossati, psychiatre à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière qui n’a pas participé à cette étude mais travaille notamment sur la kétamine, un produit anesthésique qui s’est également révélé être un antidépresseur à effet rapide. « L’originalité de cette étude est de mettre en lumière les mécanismes d’action du gaz hilarant sur le cerveau des patients, poursuit le psychiatre, qui est aussi chercheur Inserm à l’Institut du cerveau. Il reste toutefois à valider ces résultats sur un plus grand nombre de patients. » Thomas Desmidt et ses collègues sont d’ailleurs en train de mettre en place plusieurs essais thérapeutiques randomisés, notamment chez des personnes âgées dépressives mais aussi chez des usagers qui se présentent dans un service d’urgences avec des idées suicidaires. « Ces études nous permettront de valider notre travail mais également d’affiner le protocole, entre autres le pourcentage de N2O dans le mélange, la durée d’exposition ou encore le nombre de séances nécessaires à une action durable dans le temps, explique Thomas Desmidt. Dans quatre à cinq ans, nous devrions avoir suffisamment d’éléments en main, je l’espère, pour utiliser le protoxyde d’azote en routine clinique. » Et permettre ainsi de soulager plus rapidement de nombreux patients qui souffrent de dépression sévère.


Le proto, c’est pas forcément rigolo !

Depuis plusieurs années, le protoxyde d’azote ou « proto » est détourné pour être consommé à des fins récréatives, notamment par des jeunes. Facilement disponible en ligne ou dans les supermarchés, dans les cartouches des siphons à chantilly par exemple, le gaz hilarant a un effet euphorisant et planant. Mais cette utilisation pure n’est pas dénuée de dangers, loin de là ! « D’abord, il existe un risque majeur d’asphyxie à court terme : le N2O pur peut occasionner un blocage des échanges gazeux au niveau des alvéoles pulmonaires, explique Thomas Desmidt. Au long cours et en grande quantité, des lésions neurologiques très sévères peuvent aussi apparaître, comme des paralysies et des lésions de la moelle épinière. »


Source : T. Desmidt et coll. Changes in cerebral connectivity and brain tissue pulsations with the antidepressant response to an equimolar mixture of oxygen and nitrous oxide : an MRI and ultrasound study. Mol Psychiatry., 17 août 2023 ; doi : 10.1038/s41380-023–02217‑6

  • Thomas Desmidt : unité 1253 Inserm/Université de Tours 
  • Philippe Fossati : unité 1127 Inserm/CNRS/Sorbonne Université, Institut du cerveau

Auteur : S. P.

À lire aussi

Inserm_Dépression_IAU.jpg