Prescriptions : Donne-t-on trop de médicaments aux enfants ?

Des travaux de recherche récents indiquent que les enfants et les adolescents français se voient prescrire plus de médicaments que ceux de pays comparables. Comment l’expliquer ? Ce phénomène constitue-t-il un problème de santé publique et quels sont les remèdes à la surprescription ? Deux médecins-chercheurs et une sociologue de la santé nous livrent leur analyse.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°54

En 2013, le rapport sur la surveillance et la promotion du bon usage du médicament en France constatait le caractère inapproprié de très nombreuses prescriptions médicamenteuses. Il proposait de remédier à ce « dérapage » massif par le recueil et l’analyse des données de santé nationales, par des programmes de surveillance ciblés, et par une meilleure information des professionnels de santé et du grand public. Récemment, des chercheurs et médecins français ont pointé l’important excès, en France, de prescriptions pédiatriques, notamment d’antibiotiques et de corticoïdes, par rapport à des pays de niveau économique équivalent. Pourquoi ces disparités et à quoi sont-elles dues ? Y aurait-il contradiction entre la liberté de prescrire, âprement défendue par le corps médical français, et la nécessité de protéger la santé publique des enfants ? Quels sont les leviers d’action possibles ?

L’analyse de Marion Taine

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Marion Taine, pédiatre © Coll. privée

Deux publications récentes ont confirmé le constat de prescriptions médicamenteuses ambulatoires excessives et inappropriées en France chez les enfants et les adolescents ; ceux-ci sont pourtant vulnérables à leurs effets indésirables en raison de l’immaturité de leur organisme en développement. À partir du Système national des données de santé, la fréquence de ces prescriptions pédiatriques a été calculée en 2018–2019 et comparée avec celle de 2010–2011, puis à celle de dix autres pays de niveau économique similaire. Il en ressort qu’en France, les moins de 18 ans étaient 108 fois plus susceptibles qu’au Danemark de recevoir une prescription de corticoïdes oraux, souvent établie de façon inappropriée pour des affections ORL banales, et 5 fois plus de recevoir une prescription d’antibiotiques qu’aux Pays-Bas. En 2018–2019, 57 % des moins de 6 ans et 41 % des moins de 18 ans ont eu au moins une prescription d’antibiotique par an en France, le plus souvent inadaptée, pour des affections virales.

Cette fréquence a toutefois diminué de 12 % en 10 ans pour les antibiotiques à large spectre d’action, favorisant l’émergence de bactéries antibiorésistantes. Une telle décroissance s’explique en partie par de nouvelles recommandations sur la prise en charge des infections respiratoires hautes en pédiatrie et la rémunération sur objectifs de santé publique. Elle nécessite d’être poursuivie pour atteindre les taux des pays d’Europe qui ont le plus réduit les prescriptions inadéquates. Quant aux corticoïdes oraux, malgré leurs effets indésirables connus, plus d’un tiers des moins de 6 ans et 21 % des moins de 18 ans en ont eu au moins une prescription chaque année en France, sans évolution notable entre 2010 et 2019. Une meilleure compréhension des déterminants de ces prescriptions excessives permettrait de mettre en place des campagnes d’information de la population et des formations ciblées destinées aux médecins.

Marion Taine est pédiatre et chercheuse au groupement d’intérêt scientifique EPI-PHARE et au Cress (unité 1153 Inserm/INRAE/Université de Paris/Université Sorbonne Paris Nord)

L’analyse de Behrouz Kassai

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Behrouz Kassai, pharmacologue © Coll.privée

Beaucoup de médicaments sont prescrits sans autorisation spécifique de mise sur le marché (AMM), avec une simple adaptation au poids de l’enfant, de la dose conçue pour l’adulte. Cette prescription inappropriée fait l’objet de recherches depuis le début des années 2000. L’augmentation du risque d’événements indésirables (urticaire, somnolence, vomissement) lié à ces prescriptions hors AMM a conduit en 2007 à une loi européenne imposant que toute demande d’AMM inclue un plan d’investigation pédiatrique si le médicament peut être utilisé chez l’enfant, ou d’en justifier l’absence par un rapport bénéfices-risques défavorable. Cette loi est, aussi, incitative : les laboratoires qui la suivent peuvent prolonger leur brevet d’exploitation de 6 mois et augmenter leurs bénéfices sur cette période. Ainsi, le nombre d’évaluations pédiatriques croît – elles demandent 10 à 15 ans, du début de l’essai clinique au plan de développement d’un médicament approprié !

Reste que nous, médecins, sommes formés à prescrire, plutôt que de ne pas proposer de traitement, ou à l’interrompre. La surprescription pédiatrique constatée en France par rapport à d’autres pays est difficile à interpréter sans connaître le contexte clinique individuel. Il est très plausible qu’elle soit inappropriée : les indicateurs de santé de ces pays sont similaires. Ces pratiques entraînent un gaspillage et grèvent notre système de santé de dépenses inutiles. Certes, les médecins manquent d’alternatives, et n’ont pas toujours accès aux données actuelles de la science lors de la prescription. Mais, peut-être grâce à l’intelligence artificielle – notamment ses techniques permettant d’analyser de gros volumes de littérature scientifique – de nouveaux outils pourraient rendre disponibles en temps réel et de façon digeste ces informations. D’ailleurs, patients et parents sont de plus en plus cultivés, en particulier sur les maladies rares. Ils nous poussent progressivement à abandonner la culture paternaliste médicale traditionnelle – au médecin de s’y adapter et de partager ses décisions en les justifiant !

Behrouz Kassai est professeur de pharmacologie, médecin-chercheur en pharmacologie infantile (CIC 1407 Inserm/Hospices civils de Lyon/ Université Claude-Bernard Lyon‑1)

L’analyse de Laura Duprat

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Laura Duprat, sociologue de la santé © E. Steinitz 

De 1950 à 1990, la hausse des prescriptions médicamenteuses est restée inaperçue, l’innovation thérapeutique étant symbolisée par des médicaments comme les antibiotiques et les hormones stéroïdiennes. Depuis, les épidémiologistes fournissent des indicateurs qui font apparaître la surprescription et la surconsommation comme des problèmes publics. On sait ainsi depuis longtemps que la France tient souvent la première place dans ces domaines, notamment aux âges extrêmes de la vie. Selon les centres régionaux de pharmacovigilance, 10 à 20 % des hospitalisations de personnes âgées, souvent « polymédiquées », proviennent d’effets indésirables médicamenteux. Mais la surprescription revient régulièrement dans le discours médiatique et politique, avec dramatisation, après l’échec d’autres leviers d’action publique – comme le déremboursement ou les campagnes de sensibilisation au bon usage du médicament – sans finalement s’imposer dans l’agenda politique.

Par ailleurs, d’une surprescription, on ne peut pas déduire une surconsommation : les décisions de prescription et d’usage s’inscrivent dans des échanges et négociations entre plusieurs acteurs, au-delà de la seule relation médecin-patient. Ainsi, pour un enfant d’âge scolaire, parents et enseignants peuvent intervenir. Le médecin, quant à lui, s’appuie sur sa connaissance du patient, suit ou non les données scientifiques, recommandations, ou pratiques des collègues. Et les laboratoires pharmaceutiques forment à leurs médicaments les praticiens hospitaliers, dont les ordonnances sont souvent renouvelées en ville. Cette relation de marketing joue un rôle, tout comme la solvabilité du marché du médicament en France, assurée par la généralisation de la couverture de l’assurance maladie. Enfin, un modèle curatif et pharmaceutique du soin s’est imposé dans les années 1970, autour de l’hôpital et de la recherche clinique ; soigner, pourtant, ce n’est pas seulement prescrire, c’est prendre soin de l’autre !

Laura Duprat est sociologue de la santé, chercheuse associée au Cermes 3 (unité 988 Inserm/EHESS/Université de Paris), chargée d’études à l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives.

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Interprétation de test de détection colorimétrique de carbapénèmase. Laboratoire de recherche 914 Inserm "Résistances Emergentes aux antibiotiques", CHU hôpital du Kremlin Bicêtre (Val-de-Marne).