Le nudge : outil efficace ou effet de mode ?

Les nudges, ces outils de « suggestion » disposés dans notre environnement, sont supposés nous aider à faire les bons choix, pour notre propre intérêt ou celui de la société. Les pouvoirs publics y voient un outil très commode pour faire évoluer nos comportements, notamment en matière de santé publique. Pour autant, leur efficacité à long terme n’est pas clairement démontrée, et leur utilisation pose des questions d’ordre éthique.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°51

La mode est aux nudges. Ils sont partout : dans les gares, à la cafétéria, sur les autoroutes. Mais qu’est-ce qu’un nudge ? Cet anglicisme désigne un outil conçu pour modifier nos comportements au quotidien, sous la forme d’une incitation discrète. Il se traduit littéralement par « coup de coude » – ou plutôt « coup de pouce » – en français. « Le nudge correspond à une manière d’organiser l’environnement des individus, en se fondant sur ce que l’on sait en psychologie humaine. Il est fait pour faciliter la prise de décisions peu intuitives, ou difficiles à prendre », explique Coralie Chevallier1, chercheuse Inserm en sciences cognitives et comportementales à l’École normale supérieure à Paris. En effet, loin d’être rationnels, « la plupart de nos choix sont en réalité influencés par nos émotions immédiates, notre expérience passée, ou encore les normes sociales en vigueur ». C’est donc pour nous aider à faire le meilleur choix, sans contrainte, que l’on a recours aux nudges. Les escaliers relookés en touches de piano dans le métro de Stockholm, qui invitent les usagers à délaisser les escalators pour pratiquer un peu d’activité physique, l’étiquetage alimentaire identifiant les produits moins gras et sucrés, ou encore les marquages au sol de distanciation physique dans les lieux publics : les nudges sont autant de signaux destinés à modifier nos habitudes, sans nécessiter un niveau d’attention élevé et prolongé de notre part.

Un couteau suisse pour les politiques publiques ?

La simplicité de ces outils, associée au coût apparemment faible de leur mise en place, suscite l’engouement de nos dirigeants. La sécurité routière, la protection de l’environnement ou encore la lutte contre les incivilités sont autant de domaines où les nudges sont couramment utilisés – sans que nous en ayons nécessairement conscience. En santé publique, les actions de prévention ont montré leurs limites pour lutter contre le manque d’activité physique, les addictions ou encore les mauvaises habitudes alimentaires. Par exemple, « la campagne qui promeut la consommation de cinq fruits et légumes par jour a commencé en 2001, déclare Patricia Gurviez2, chercheuse à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et professeure en marketing à AgroParis-Tech. Mais vingt ans plus tard, les Français ne mangent guère plus de ces aliments. » L’enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie sur les comportements alimentaires en France en 2019, publiée en début d’année, montre en effet que depuis 2010, la consommation quotidienne moyenne de fruits (hors jus) et de légumes (hors soupes) chez les adultes a seulement augmenté de 20 et 5 grammes respectivement. Alors, serait-on « désensibilisés » au marketing nutritionnel ?

Afin de changer d’angle d’attaque pour changer les comportements alimentaires, des nudges ont été mis en place dans les établissements de restauration collective. « Mettre en avant les légumes, utiliser de petites assiettes pour donner l’impression d’une portion plus importante, prédécouper les fruits pour qu’ils soient mangés plus facilement, sont autant de nudges qui montrent un certain impact », poursuit Patricia Gurviez. Pourtant, en matière d’efficacité, tous les nudges ne se valent pas.

Une efficacité ambivalente

Une méta-analyse de 96 expérimentations conçues pour nous inciter à adopter une alimentation plus saine a été menée par Pierre Chandon, professeur de marketing à l’Institut européen d’administration des affaires de Fontainebleau. Elle montre que les nudges qui font appel à la réflexion des consommateurs, comme le Nutri-Score, sont moins efficaces que ceux qui touchent aux émotions – telles que les incitations au plaisir de manger. De même, les plus performants seraient ceux qui influencent immédiatement nos comportements, comme la réduction de la taille des portions et des contenants, sans recours à une information que nous aurions à traiter, évaluer et comprendre. Mais cette efficacité est difficile à maintenir dans le temps. « Nous sommes des êtres d’habitude ; il est dur de nous faire changer », souligne Patricia Gurviez. « Une fois le mécanisme du nudge révélé, ou si on le fait simplement disparaître de l’espace public, ses effets se dissipent », ajoute Henri Bergeron3, sociologue à Sciences Po Paris et directeur de recherche au CNRS.

L’utilisation de nudges, particulièrement dans le domaine de la santé, soulève aussi son lot de problèmes éthiques. Certains l’accusent en effet d’être un dispositif paternaliste, infantilisant, qui cautionne une certaine forme de manipulation. Les nudges peuvent aussi être à l’origine d’un sentiment de culpabilité chez les personnes qui les contournent délibérément… et un nombre important de comportements ne donnent tout simplement aucune prise à ce type de dispositif. « Beaucoup des facteurs qui expliquent les choix néfastes de certaines personnes vis-à-vis de leur santé sont liés à leur habitat, leur statut socioéconomique, leur profession, poursuit le sociologue. Les nudges n’ont pas d’impact sur les conditions sociales d’existence, comme le pouvoir d’achat. Fonder une politique de santé publique sur les nudges est un projet minimaliste, qui renonce de fait à transformer la société. »

Pas la panacée, mais une utilité

« Ne s’intéresser qu’aux nudges pour aborder les problèmes de santé publique est trop restrictif », acquiesce Coralie Chevallier. Mais cet outil peut s’intégrer dans des programmes d’action ciblés, pour que les changements de comportement instantanés s’accompagnent d’une modification des attitudes en profondeur. « C’est ainsi que fonctionne le marketing social, qui utilise les outils du marketing au profit du bien social », déclare Patricia Gurviez, qui préside l’Institut du marketing social, une association de chercheurs et de responsables des secteurs privé et public dont le but est de mettre en avant cette discipline. Le marketing social pourrait porter ses fruits là où les nudges semblent impuissants, notamment dans la lutte contre les inégalités sociales en matière d’habitudes alimentaires et d’activité physique. « Par exemple, le programme associatif Vivons en forme (VIF) a permis de faire baisser le taux d’obésité chez les enfants de plusieurs communes de France, grâce à des campagnes de marketing social », précise-t-elle. Une étude transversale réalisée auprès de 6 802 enfants de six villes qui adhèrent au programme VIF (Beauvais, Meyzieu, Royan, Douchy-les-Mines, Saint-Quentin et Vitré montre en effet qu’entre 2008 et 2015, la prévalence du surpoids et de l’obésité a diminué de 28,2 % chez les élèves de grande section de maternelle et de 19,1 % chez ceux de CM2, grâce à des formations, à un accompagnement familial, à des ateliers pratiques… « Cette approche, qui peut certes intégrer des nudges, nécessite un travail de fond qui repose notamment sur l’observation, l’implication de tous les acteurs locaux – parents, élus, enseignants, éducateurs, personnels des cantines – ainsi que la réalisation d’entretiens et d’enquêtes sociologiques », ajoute la chercheuse. Lutter contre les problèmes sanitaires auxquels est confrontée notre société requiert bien plus que des incitations ponctuelles. Sans prise en compte de tous les déterminants sociaux de la santé, pas de salut.

Notes :
1 : unité 960 Inserm/École normale supérieure – PSL
2 : UMR 782 INRAE/AgroParisTech/Université Paris-Saclay, SayFood
3 : UMR 7116 CNRS/Sciences Po, Centre de sociologie des organisations (CSO)

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