Éducation : Faut-il reculer sur le numérique à l’école ?

Aujourd’hui, le numérique s’immisce partout, et le système éducatif n’est pas épargné. En France, cette transition se fait doucement, poussée par des ambitions politiques comme la récente Stratégie du numérique pour l’éducation 2023- 2027 lancée par l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye. Il y a quelques années, la Suède a opéré une transition brutale vers le tout-numérique à l’école, avant de récemment déchanter. Elle fait aujourd’hui machine arrière, et remet les livres scolaires au goût du jour. Ses arguments sont-ils fondés ? Le tout-numérique à l’école est-il risqué ? Quels sont les points de vigilance ? Trois spécialistes de la psychologie cognitive apportent leur éclairage.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°58

Séverine Erhel : Tout dépend de la façon dont les outils numériques sont utilisés

Si on ne fait rien de plus que remplacer des supports physiques par des supports numériques, par exemple mettre le PDF d’un texte sur une tablette, ça ne fonctionne pas. Plusieurs méta-analyses indiquent que la lecture sur papier donne dans ces situations de meilleurs résultats en compréhension. Un des éléments clés, c’est le contenu qui est mis sur tablette. Plusieurs études ont montré qu’utiliser des méthodes de présentation des informations (intégrer un texte explicatif à une illustration, insérer des animations, utiliser de la modalité verbale) améliore la qualité de l’apprentissage. Sur ça, on a plus de 30 ans de recul. Par exemple, l’ajout d’un commentaire oral à une image permet de mieux répartir la charge en mémoire de travail et ainsi de mieux comprendre et retenir l’information.

Le numérique permet aussi d’utiliser des stratégies particulières d’apprentissage, comme l’étayage : on pousse l’apprenant à avoir des activités métacognitives, donc à prendre conscience de ce qu’il traite et de son niveau de connaissance pendant qu’il réalise l’apprentissage. Cela passe notamment par l’intégration de feedbacks : par exemple, pendant la lecture d’un contenu, intercaler un quiz pour tester la compréhension, avec, idéalement, une réponse de nature explicative.

Autre élément clé : l’accompagnent, notamment chez les plus petits. Mettre des enfants sur tablette tout seuls n’apporte pas de bénéfice. C’est du solutionnisme technologique. La place de l’enseignant demeure importante. Cela pose plusieurs problèmes : il faut un nombre de tablettes suffisant et les enseignants n’ont pas toujours le niveau de formation adéquat pour la création de ces contenus, qui est très chronophage et mal valorisée (socialement et financièrement). Les rectorats doivent impliquer les enseignants, comme à Rennes, où des démarches de conceptions participatives ont été initiées.

Séverine Erhel est maîtresse de conférence en psychologie cognitive et en ergonomie au laboratoire Psychologie : cognition, comportement et communication à l’université Rennes 2.

Pascal Huguet : Un débat qui ne doit pas être piloté par des postures idéologiques

Notre système éducatif souffre d’un problème majeur : il reproduit beaucoup plus que d’autres pays de l’OCDE les inégalités éducatives ancrées dans l’origine sociale des élèves. Or, dans le cadre du projet de recherche e‑P3C (pour « Pluralité des contextes, compétences et comportements »), nous avons montré expérimentalement l’intérêt de certains usages des technologies numériques, en particulier les systèmes tutoriels intelligents (STI), qui imitent un tuteur humain en s’adaptant au niveau de chaque apprenant. Développés en coconstruction avec les équipes enseignantes à partir de la plateforme Tactiléo de l’entreprise Maskott, ces STI ont été conçus pour varier autant que possible la présentation des contenus d’apprentissage et ainsi accroître la probabilité que ces derniers deviennent compréhensibles par tous les élèves (qui bénéficiaient aussi de feedbacks via les STI). Notre recherche, conduite pendant 4 ans sur des milliers d’élèves, montre qu’avec les STI, les élèves de milieu défavorisé progressent au point de se hisser au même niveau de performance que leurs homologues de milieu favorisé du groupe contrôle (sans STI). Ce que suggèrent ces travaux, c’est que le débat sur le numérique ne doit pas être piloté par des postures idéologiques « pour » ou « contre » le numérique à l’école. L’enjeu se trouve non pas dans les technologies elles-mêmes mais dans les usages que l’on en fait.
Or, pour découvrir et valider les bons usages, il est indispensable de se référer à la recherche et aux connaissances scientifiques accumulées depuis des décennies dans le domaine de « l’éducation digitale ». La France commence à rattraper son retard en la matière via des financements (comme ceux attachés à l’appel à projets e‑FRAN pour « espaces de formation, de recherche et d’animation numériques ») dédiés à des études susceptibles d’éclairer ce qui fonctionne ou pas. De tels travaux sont indispensables pour dépasser des postures idéologiques à l’endroit du numérique pour l’enseignement, la formation et l’apprentissage.

Pascal Huguet est directeur de recherche au CNRS, directeur du Laboratoire de psychologie sociale et cognitive de l’université Clermont-Auvergne.

Grégoire Borst : De la nécessité de mieux évaluer ces outils et former à leur utilisation

L’un des principaux enjeux du numérique à l’école est d’évaluer systématiquement si ces outils utilisés en classe produisent bien les apprentissages attendus chez les élèves... Aujourd’hui, les enseignants ont accès à des banques d’outils numériques qui n’ont pas forcément été évaluées. Ce n’est pas acceptable car c’est du temps en moins pour les interactions sociales entre les enseignants et les élèves qui constituent l’une des clés des apprentissages. L’autre point de vigilance concerne les données recueillies par ces dispositifs numériques. Si elles peuvent permettre aux équipes de recherche de déterminer ce qui peut expliquer la variabilité des trajectoires d’apprentissage des élèves, ces données sont essentiellement exploitées à des fins commerciales par des développeurs de logiciels. L’utilisation de ces données sensibles et personnelles soulève de nombreuses problématiques éthiques sur lesquelles il faut sensibiliser les élèves. De manière plus globale, les élèves doivent être mieux formés à l’utilisation de ces outils et du numérique en général. Enfin, il est inutile de les déployer largement dans les écoles sans avoir pensé en amont à la formation des enseignants. Sans cela, les outils n’auront pas les effets escomptés.

Malgré leurs limites, ils permettent une différenciation pédagogique et des parcours individualisés pour les élèves, qui peuvent être difficiles à mettre en place en classe par les enseignants. Autre avantage : le numérique permet de faire un retour très rapide sur l’erreur, ce qui constitue une étape clé dans l’apprentissage. Avec ces outils, il est aussi possible de penser des dispositifs d’évaluation formative en temps réel, qui vont servir à développer les compétences de l’élève.

En France, la tendance est de faire entrer le numérique à l’école, mais dans un contexte où notre système éducatif est très en retard par rapport à d’autres. La place du numérique est encore relativement faible, notamment en raison de difficultés d’équipement. L’avantage, c’est que nous pouvons bénéficier de l’expérience de pays plus en avance.

Grégoire Borst est professeur de neurosciences cognitives de l’éduction (Université paris Cité) et directeur du Laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (CNRS) à Paris.

Auteur : B. S.

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