Douleur : la sensibilité dépend du sexe

L’hypothèse d’une différence entre femmes et hommes face à la douleur, ainsi que dans la réponse aux traitements antalgiques, fait l’objet de vives discussions. Les chercheurs explorent actuellement les mécanismes potentiellement impliqués.

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°53

En 2004, l’enquête Stopnet, menée auprès de 30 155 personnes représentatives de la population générale, a estimé la prévalence des douleurs dites chroniques, c’est-à-dire qui durent depuis plus de trois mois : celles-ci affecteraient 30 % des adultes. « Les études épidémiologiques montrent qu’avec l’âge, ces douleurs chroniques touchent également de plus en plus de personnes, ajoute Gisèle Pickering*, pharmacologue spécialiste de la douleur à Clermont-Ferrand. Autre point essentiel : les femmes sont surreprésentées parmi les personnes qui disent souffrir de douleurs chroniques. » La douleur serait-elle influencée par le sexe ?

La question agite les scientifiques depuis des décennies. « Il est vrai que certaines douleurs sont spécifiques aux femmes, comme les douleurs prémenstruelles, celles liées à l’endométriose ou aux vulvodynies. Il existe aussi des douleurs communes aux deux sexes, mais pour lesquelles on note une prépondérance chez les femmes : c’est par exemple le cas avec la fibromyalgie, qui touche 1,6 % de la population française », poursuit la chercheuse. Pour expliquer ces différences, les hypothèses sont nombreuses mais aucune ne suffit à elle seule à expliquer le phénomène. Les travaux de Robert B. Filligim, de l’université de Californie, dessinent les pistes les plus convaincantes. On soupçonne par exemple que l’expression de la douleur est influencée par des facteurs sociaux : les femmes consultent plus facilement et répondent plus volontiers aux enquêtes que les hommes. Les hormones seraient aussi en cause. Les œstrogènes augmenteraient la sensibilité des femmes à la douleur – définie comme le seuil d’intensité minimum d’un stimulus perçu comme douloureux – tandis que la testostérone, présente en plus grande quantité chez les hommes, diminuerait cette sensibilité. « La réalité, c’est que nous sommes encore loin de comprendre les mécanismes sous-jacents de cette sensibilité différente en fonction du sexe, résume Gisèle Pickering. Bien que l’on sache que les femmes sont plus sensibles à la douleur que les hommes, et ce, quelles qu’en soient les causes, nous rencontrons un problème : les études menées jusqu’ici sur le sujet présentent des méthodologies difficilement comparables. »

Le sexe joue sur la réponse aux traitements

Outre la difficulté à apprécier la portée globale d’études très hétérogènes, une autre question anime les chercheurs : si la sensibilité à la douleur varie selon le sexe, la réponse aux traitements contre la douleur est-elle également différente ? La morphine est l’analgésique de référence utilisé pour soulager la douleur sévère chez l’être humain. Mais celle-ci provoque des effets secondaires plus ou moins importants, et notamment une certaine tolérance – c’est-à-dire une diminution de son effet analgésique lorsqu’elle est administrée régulièrement. Pour contrer cette accoutumance, les doses sont augmentées, ce qui s’accompagne de risques accrus d’addiction et d’overdose. Au sein de l’Institut des neurosciences cellulaires et intégratives de Strasbourg, Yannick Goumon** et Florian Gabel** tentent de mettre à jour, chez la souris, les mécanismes qui peuvent expliquer les différences liées au sexe dans la sensibilité aux traitements contre la douleur, afin de les adapter au mieux et d’utiliser des doses de morphine appropriées.

Notion centrale de leurs recherches, la nociception : elle correspond à l’ensemble des processus nerveux permettant de détecter, de transmettre et d’intégrer un message d’alarme suite à une stimulation qui présente un danger potentiel ou réel pour l’organisme. La douleur, elle, naît de l’interprétation consciente de cette nociception… Pour comprendre comment la moduler, les chercheurs ont mesuré le temps de latence de l’apparition d’un réflexe d’évitement face à un stimulus douloureux. D’abord dans des conditions normales, puis après la prise d’analgésiques, comme la morphine, qui inhibe la nociception et allonge le temps de latence. « Dans nos expériences, les effets analgésiques de la morphine sont différents selon le sexe des souris : les femelles ont besoin de significativement plus de morphine que les mâles pour le même effet analgésique », commente Yannick Goumon. Autre découverte, la tolérance analgésique à la morphine varie suivant le sexe : lorsque celle-ci est injectée pendant 9 jours consécutifs, la perte totale d’effet de la morphine est atteinte au bout de 6 jours seulement chez les femelles, contre 9 jours chez les mâles.

Une histoire de dégradation

Comment expliquer ces différences ? La pharmacocinétique de la morphine, c’est-à-dire son devenir dans l’organisme depuis son entrée jusqu’à son élimination, jouerait ici un rôle important. Sa dégradation est assurée par des enzymes principalement localisées dans le foie et les intestins, et dans une moindre mesure dans le cerveau. Chez l’humain, les principaux produits de cette transformation sont deux métabolites, la morphine-3-glucuronide ou M3G et la morphine-6-glucuronide ou M6G… alors qu’on ne retrouve que la M3G chez la souris. Cette dernière molécule, à l’opposé des effets recherchés de la morphine, augmente la sensibilité à la douleur. « Il apparaît que la morphine est transformée en M3G de manière bien plus importante chez les rongeurs femelles par rapport aux mâles. Le ratio morphine/M3G penche ainsi clairement dans le sens d’une diminution de l’activité analgésique de la morphine chez les femelles », analyse le scientifique, dont l’équipe a confirmé cette tendance à la fois au niveau périphérique, via des prises de sang, mais aussi au niveau central, via des prélèvements effectués dans les régions cérébrales clés du système nociceptif, comme la substance grise périaqueducale ou l’amygdale.

Des différences sexuelles à prendre en compte ?

Grâce à ces résultats obtenus chez la souris, les chercheurs mettent en lumière un dimorphisme sexuel3 dans le métabolisme de la morphine. Si celui-ci s’avérait transposable chez l’humain, il serait ainsi possible que les posologies aujourd’hui utilisées dans le traitement de la douleur, en fonction du poids principalement, mais de façon indifférenciée selon le sexe, ne soient pas adaptées au métabolisme des femmes. « De futures études cliniques de grande taille sont aujourd’hui nécessaires afin de mieux cerner l’intérêt ou non d’une adaptation posologique pour une meilleure prise en charge de la douleur », estime Gisèle Pickering.

De telles études ont bien été réalisées, mais sur des cohortes trop hétérogènes, par exemple avec des personnes d’âge ou de poids variés, pour en tirer des conclusions fiables. « La lutte contre la douleur est devenue un problème de santé publique majeur et le paysage hospitalier essaie aujourd’hui de repenser cette prise en charge. Malheureusement les médecins ne disposent pas de toutes les informations pour faire ces changements de façon globale », ajoute Yannick Goumon. Au-delà de la morphine, ces recherches ouvrent d’ailleurs des questionnements sur l’ensemble des médicaments. « La façon dont ils sont utilisés est-elle adaptée aux femmes ? Il faudra à un moment ou un autre réfléchir de manière systémique à la prise en charge médicale des femmes par rapport aux hommes », conclut le chercheur.

Notes :
* CIC Inserm 1405/Université Clermont Auvergne ; unité 1107 Inserm/Université Clermont Auvergne, NeuroDol
** UPR 3212 CNRS/Université de Strasbourg, équipe Sexe, analgésique et métabolisme

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