Comment les effets des mutations évoluent-ils au cours de l’adaptation bactérienne ?

À l’Institut Cochin (unité Inserm 1016 / CNRS / Université Paris Cité) et précédemment au laboratoire IAME (unité Inserm 1037/ Université Paris Cité / Université Sorbonne Paris Nord), Olivier Tenaillon, directeur de recherche Inserm, s’est intéressé aux conséquences des mutations au cours de l’adaptation bactérienne. En collaboration étroite avec des équipes de recherche américaines et espagnoles, il publie dans la revue Science des résultats qui révèlent à quel point l’adaptation est un processus prédictible.

Le contexte

Avec la résistance croissante aux antibiotiques et la propagation de variants du SARS-CoV‑2, il devient de plus en plus évident que les micro-organismes évoluent constamment pour s’adapter à leur environnement. Ce processus, qui repose sur des mutations génétiques, offre un aperçu passionnant mais préoccupant de la façon dont ces organismes peuvent changer au fil du temps. Comprendre les mécanismes de ces adaptations représente un enjeu majeur pour la recherche médicale.

Ce phénomène est intimement lié à l’apparition de mutations et à l’impact qu’elles ont sur l’organisme. Quand ces mutations affaiblissent l’organisme qui les héberge, elles nous renseignent sur les fonctions cruciales ou essentielles à la survie du microorganisme dans son environnement. À l’inverse, lorsque les mutations confèrent un avantage au porteur par rapport à ses congénères, elles nous fournissent des informations sur les adaptations permettant de s’ajuster aux conditions locales, telles que l’adaptation à l’hôte humain observée dans le cas du Sars-CoV‑2. Ainsi, l’adaptation dépend largement de la façon dont les effets des mutations disponibles se distribuent.

Se pose alors la question de savoir comment les effets de ces mutations changent au fil de l’adaptation et dans quelle mesure ce processus est prévisible ?

Pour explorer ces questions, Olivier Tenaillon et ses collaborateurs ont utilisé une expérience notablement reconnue appelée « Évolution Expérimentale à Long Terme », initiée par Richard Lenski. Dans le cadre de cette expérience, douze populations dérivées d’une souche bactérienne d’Escherichia coli ont été cultivées et propagées en laboratoire depuis 1988, accumulant chacune plus de 70 000 générations d’évolution. Les chercheurs ont ensuite minutieusement analysé l’évolution de la distribution des effets de mutations au cours de l’adaptation au sein de cette expérience de renom.

Les résultats

Afin de caractériser la distribution des effets des mutations, les chercheurs ont utilisé une approche quantitative impliquant l’insertion aléatoire d’un élément génétique mobile dans le génome. En analysant une centaine de milliers de mutants, ils ont pu voir les effets associés à la perturbation de chaque gène et donc construire une distribution des effets de ces mutations.

À l’échelle globale, malgré une adaptation considérable, la distribution demeure pratiquement inchangée. Cependant, un changement significatif survient au sein de la petite fraction de mutations bénéfiques. Alors que chez l’ancêtre, on trouve de nombreuses mutations augmentant de plus de 5% le pourvoir reproducteur de la bactérie, plus aucune mutation d’effet similaire n’est observée après 50 000 générations, ni étonnamment après 2 000 générations. Mas comment se traduisent ses changements globaux à l’échelle de mutations spécifiques ?

Pour aborder cette question les chercheurs ont tout d’abord examiné les gènes essentiels, dont la fonction est indispensable au bon fonctionnement de l’organisme. Dans les conditions utilisées, 550 gènes sont essentiels. Or, après 50 000 générations, 77 nouveaux gènes sont essentiels dans au moins une lignée et 97 ne sont plus essentiels dans au moins une autre. La notion d’essentialité évolue donc et révèle des interdépendances fonctionnelles mouvantes au cours de l’adaptation. 

Concernant les mutations bénéfiques, des changements rapides dans l’identité des mutations impliquées ont été observés. Ainsi, la plupart des mutations avantageuses dans l’ancêtre ne le sont plus, voir sont délétères dans un génome évolué 2 000 générations. Ces changements suggèrent une faible prédictibilité du processus. Cependant, la plupart des mutations observées dans les lignées lors de premières phases de l’adaptation sont bénéfiques chez l’ancêtre. Plus nous avançons dans l’adaptation, moins le pouvoir prédictif de la distribution des effets des mutations est important. Ainsi, si les premières étapes de l’adaptation sont relativement prédictibles depuis le génome de l’ancêtre, les ajustements consécutifs deviennent de plus en plus imprédictibles.

Les perspectives

Ces résultats apportent pour la première fois une vision quantitative et qualitative des changements des effets des mutations au cours de l’adaptation. Ils révèlent que les chemins mutationnels pris au cours de l’adaptation peuvent être prédit lors des premières phases de l’adaptation, mais que les interdépendances entre les mutations sélectionnées rendent cette adaptation de moins en moins prédictible et entraînent des changements de l’effets des mutations qui amènent jusqu’à la redéfinition partielle de l’essentialité des gènes.

Pour Olivier Tenaillon, « il est important de considérer ici que la phase d’adaptation sur laquelle nous avons le plus de pouvoir prédictif est celle où l’adaptation est la plus dynamique, ayant ainsi un impact significatif sur l’organisme ». Par conséquent, cette approche se révèle potentiellement pertinente pour anticiper l’évolution d’organismes pathogènes tels que virus ou bactéries, ainsi que de cellules cancéreuses, confrontés à des défis évolutifs majeurs tels que le changement d’hôte ou la résistance aux traitements médicamenteux.


Olivier Tenaillon est directeur de recherche à l’Inserm, et responsable de l’équipe Microbiologie évolutive et quantitative de l’Institut Cochin à Paris (unité Inserm 1016 / CNRS / Université Paris Cité).


Source : A.Couce et coll. Changing fitness effects of mutations through long-term bacterial evolution, Science, 26 janvier 2024 ; doi : 10.1126/science.add1417