Cannabis médical : un écran de fumée ?

L’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) met en œuvre depuis mars 2021, et pour deux ans, une expérimentation sur le cannabis dit « médical ». Mais l’enjeu est-il exclusivement médical, ou cette prise en charge du cannabis annonce-t-elle plutôt un adoucissement des politiques publiques en faveur de ce stupéfiant ? Et s’il est médical, faut-il voir le cannabis comme un médicament comme les autres, ou un simple écran de fumée dans un contexte d’impuissance à traiter les maux chroniques ?

Un article à retrouver dans le magazine de l’Inserm n°51

L’expérimentation en cours consiste à autoriser les médecins des 215 structures participantes à prescrire des produits à base de cannabis, comme des huiles en pipette orale ou des préparations à inhaler, à 300 volontaires. Cinq indications sont concernées :

  • les douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies accessibles,
  • certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes,
  • les symptômes liés au cancer ou à ses traitements,
  • les soins palliatifs,
  • et enfin les douleurs liées à la sclérose en plaques et à d’autres maladies du système nerveux central.

Pour en savoir plus sur cette expérimentation, consultez le site de l’ANSM.

Le point de vue de Nicolas Authier

© N. Authier

L’usage thérapeutique du cannabis est déjà dans les mœurs. Pour les 5 millions de fumeurs quotidiens en France, il a souvent une fonction autothérapeutique, plus que récréative ou festive. Cet usage peut-il devenir médical ? Autrement dit, peut-on sécuriser la prescription sur ordonnance de produits à base de cannabis, proposer une qualité aux standards pharmaceutiques et assurer un suivi de ses effets par des professionnels de santé formés ? C’est tout l’enjeu de cette expérimentation, qui formera 4 500 professionnels. La médecine ne doit pas nuire. Et ne rien faire contre des maux chroniques qu’on pourrait parfois soulager, c’est nuire. Le cannabis possède des vertus anxiolytiques, antalgiques, hypnotiques, myorelaxantes… Ce n’est certes pas une panacée et il induit parfois des effets indésirables – digestifs, cardiovasculaires ou neuropsychiatriques – le plus souvent réversibles. Mais comme pour tout autre « médicament » – c’est le terme choisi par l’État pour cette expérimentation –, les patients peuvent interrompre la prise en cas d’effets secondaires. Et puis, nous sommes prudents : il ne sera prescrit qu’après l’échec d’au moins deux autres traitements. L’utilisation de médicaments à base de plantes est complexe, car elle nécessite une posologie individualisée. Quelques médicaments à base de cannabis existent déjà, comme l’Epydiolex pour deux types d’épilepsies pharmacorésistantes et, hors de France, le Sativex, comme antispastique. L’accès au cannabis à usage médical pourrait donc compenser un trop faible investissement des laboratoires dans le développement de médicaments à base de cannabis. Il bouscule en tout cas nos idées reçues : un médicament, ce n’est pas forcément un produit disposant d’une autorisation de mise sur le marché !

Nicolas Authier est psychiatre et pharmacologue au CHU de Clermont-Ferrand, Neuro-Dol (unité Inserm 1107), président du comité scientifique de l’ANSM sur l’expérimentation du cannabis médical.

Le point de vue de Giovanni Marsicano

© Coll. privée

Le cannabis présente de nombreux bénéfices thérapeutiques. Par le passé, faute de médicaments efficaces, beaucoup de patients l’ont testé pour soulager leurs symptômes… avec, pour certains, des résultats spectaculaires. Cependant, quand il s’est avéré inefficace ou délétère, les malades n’ont rien dit – puisque son usage était illégal. Cela crée un biais manifeste dans l’appréciation des bénéfices de cette substance. En réalité, les effets positifs sont souvent contrebalancés par d’autres. Ainsi, les cannabinoïdes sont antalgiques mais inhibent la capacité du corps à initier des mouvements. Cet effet cataleptique peut être dangereux ! Plus largement, l’effet du cannabis dépend très fortement de l’individu. Une part, faible mais réelle, des adolescents consommateurs aura des crises psychotiques, soit immédiates, soit à l’âge adulte. D’autres usagers font l’expérience de pertes de mémoire ou de déficits cognitifs sur le long terme. Et 10 à 20 % souffrent d’une consommation incontrôlée, ce qui indique une forme de dépendance – même si, par rapport à la nicotine, à l’alcool ou aux opiacés, le cannabis est une des drogues d’abus les moins addictives. Enfin, l’effet dépend de la dose en cannabinoïdes. Le THC a presque toujours des effets biphasiques : au-delà d’un certain seuil, ses effets sont inversés. Il peut ainsi augmenter ou inhiber la locomotion, couper l’appétit et augmenter l’anxiété, et même causer un retrait social. Nous avons montré que l’excès de THC affaiblit le métabolisme des astrocytes – ces cellules en forme d’étoile du système nerveux central – qui transforment alors moins de glucose en lactate, source principale d’énergie des neurones. Dans l’ensemble, les patients ont besoin que la recherche progresse. Mais les dizaines de composés actifs présents dans le cannabis ont sans doute des effets croisés dits d’« entourage » que ne donnent pas le THC ou le CBD pris séparément : parfois, c’est la plante elle-même qui soigne !

Giovanni Marsicano est directeur de l’équipe Endocannabinoïdes et neuroadaptation au Neurocentre Magendie de Bordeaux (unité Inserm 1215).

Le point de vue de Marie Jauffret-Roustide

© Raphaël de Benguy

En France, la consommation de cannabis est interdite par la loi du 31 décembre 1970 sur les produits stupéfiants. Ce cadre est l’un des plus punitifs d’Europe. Le nombre de personnes interpellées pour une infraction a été multiplié par 40 depuis 1970, et 80 % sont des consommateurs. Ce système répressif bloque l’accompagnement médical des usagers, alors qu’une partie d’entre eux utilise le cannabis à des fins thérapeutiques, pour calmer l’anxiété ou mieux dormir. Cette prohibition complique fortement l’adoption du cannabis médical en France – même si 9 personnes sur 10 sont favorables à ce que des médecins le prescrivent pour des maladies graves ou chroniques. Elle va aussi à l’encontre d’un mouvement international : un nombre croissant de pays adopte une stratégie plus pragmatique et tolérante. Les uns, dont 33 États aux États-Unis, autorisent l’usage médical du cannabis ; d’autres, comme le Canada, ont un marché qui régule son accès. Au Portugal, l’usage de toutes les drogues a été décriminalisé il y a 20 ans, et des commissions de dissuasion de la toxicomanie orientent les usagers vers un médecin si nécessaire. Aujourd’hui, ce pays a le taux de mortalité lié à l’usage de drogues le plus bas d’Europe. Et chez les plus jeunes, aucune hausse de la consommation n’a accompagné ces alternatives à la prohibition ! Or, comme pour l’alcool, le danger croît avec la précocité de la consommation. Aux États-Unis et au Canada, la consommation de cannabis a cependant augmenté chez les seniors, mais on peut l’interpréter comme un usage de substitution aux opiacés, dont la prescription a tué aux États-Unis plus de 90 000 personnes en 2020. Pour certains activistes pro-légalisation, l’expérimentation en cours ne va pas assez vite ou régule trop fortement l’usage. Mais cet encadrement par l’ANSM permettra d’assurer un meilleur suivi des patients, et le contrôle des éventuels risques liés à la prescription de cannabis, dont les bénéfices potentiels ne font plus de doute. C’est un enjeu de santé publique !

Marie Jauffret-Roustide est sociologue au Centre d’étude des mouvements sociaux (unité Inserm 1276), coordinatrice de D3S (Sciences sociales, drogues et sociétés) à l’EHESS.

Bibliographie

À lire aussi

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