Binge drinking : des causes et des conséquences comportementales qui dépendent du sexe ?

Après plusieurs semaines de binge drinking, les rats de sexe masculin présentent une altération de leur capacité de prise de décision. Un phénomène qui n’est pas retrouvé chez les femelles. Les processus en cause pourraient être transposables aux humains et, ainsi, expliquer la plus grande vulnérabilité des hommes face à ce comportement dangereux pour la santé.

La consommation massive et rapide d’alcool, encore appelée binge drinking, expose à des risques médicaux. Défini par l’absorption régulière (deux fois par mois ou plus) d’au moins 6 verres en 2 heures, ce comportement multiplierait notamment par trois le risque des 18–25 ans d’évoluer vers une alcoolodépendance.Le Groupe de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendances, dirigé par Mickaël Naassila, travaille à la compréhension de cette pratique et de ses conséquences. Dans une étude récente, le chercheur et son équipe ont voulu décrypter le rôle de la prise de décision dans cette évolution : « La prise de décision est le processus cognitif qui nous permet de faire les choix les plus avantageux pour notre vie quotidienne lorsque nous avons plusieurs alternatives », explique le chercheur. Elle peut être évaluée par un test simple, l’Iowa Gambling Task : « On place des individus face à 4 piles de cartes, face cachée. Dans deux de ces piles, les cartes sont associées à la probabilité de gagner beaucoup d’argent, mais aussi à celle d’en perdre énormément. Persévérer à tirer des cartes de ces piles conduit à être perdant à l’issue du jeu. Les cartes des deux autres piles récompensent moins, mais elles sont plus “sûres”. La personne qui passe le test ne connaît pas ces probabilités au début de l’expérience : elle doit donc adapter son comportement au fur et à mesure de ses choix. » Or, plusieurs études ont montré que ceux qui pratiquent régulièrement le binge drinking ont des résultats plus médiocres à ce test, car ils persistent à choisir les piles « à risque ». D’autres travaux suggèrent une association entre le fait d’avoir des capacités de prise de décision médiocres et une vulnérabilité face à la consommation excessive d’alcool. Il est donc possible qu’un cercle vicieux existe entre les deux comportements : le binge drinking altèrerait la prise de décision, qui favoriserait elle-même une consommation excessive. Mais on manque encore de données pour confirmer cette hypothèse, aussi bien chez l’Homme que chez l’animal.

Une différence liée au sexe qui préexiste

Pour en savoir plus, Mickaël Naassila et son équipe ont travaillé sur le modèle préclinique du rat. Ils ont d’abord donné accès aux animaux à une boisson alcoolisée à 20 %, placée dans leur cage d’hébergement un jour sur deux pendant un mois. Pendant les deux mois suivants, l’accès à l’alcool était limité à seulement 15 minutes par jour − à la façon des fameuses « happy hours » − pour déclencher un comportement de type binge drinking. Les chercheurs ont alors observé une conduite relativement homogène chez l’ensemble des rongeurs, qui se sont adonnés de façon équivalente à cette manière de consommer. Tous les animaux ont ensuite été soumis à un test de prise de décision comparable à l’Iowa Gambling Task : « Les rats avaient le choix entre quatre options qui permettent d’obtenir du sucre selon différentes probabilités. Mais celles qui offrent le plus grand nombre de récompenses sont associées à des pénalités, en l’occurrence un délai avant obtention d’une nouvelle récompense. » Tant et si bien qu’à l’issue du test, ces options se révèlent moins favorables.

Le chercheur et son équipe ont observé que les résultats de cette expérience sont influencés par le sexe des animaux, y compris lorsqu’elle est conduite avant tout accès à l’alcool : « Les rats femelles préfèrent plus souvent les options plus sûres que les mâles, explique Mickaël Naassila. Cette différence existe aussi chez l’être humain, ce qui suggère que ce trait pourrait avoir des composantes biologiques qu’il reste à établir. » Elle pourrait s’expliquer par le rôle de la dopamine, un neurotransmetteur impliqué dans les processus de prise de décision et dans l’attrait pour des récompenses, qui est régulé par les hormones féminines (œstrogènes).

Une altération liée au binge drinking, uniquement chez les mâles

Quel que soit leur sexe, « aucune corrélation entre les capacités de prise de décision avant le début de la consommation d’alcool et le comportement de binge drinking ultérieur n’a été observée. Ceci indique que de mauvaises capacités décisionnelles ne seraient pas à l’origine de la vulnérabilité au binge drinking », rapporte également le chercheur.En revanche, le binge drinking semble induire une altération de ces capacités, uniquement chez les mâles, et sans lien avec l’existence d’une anxiété ou de troubles cognitifs.

Les chercheurs ont finalement prélevé le cerveau des animaux, afin d’y étudier l’activité des neurones du noyau accumbens, une région cérébrale dans laquelle de la dopamine est libérée et qui joue un rôle majeur dans les effets plaisants de l’alcool et la répétition de sa consommation. Ils ont analysé l’activité de ces neurones après le binge drinking chronique et l’ont comparée à celle observée chez des animaux qui n’ont jamais consommé d’alcool : aucune modification de la libération de dopamine n’a été observée, que ce soit chez les mâles ou chez les femelles. Cependant, chez ces dernières, le binge drinking chronique modifie la réponse des récepteurs à la dopamine portés par les neurones. Reste à en expliquer l’origine et les conséquences.

Comprendre la vulnérabilité masculine

« Nous pensons possible que les femelles soient moins sensibles aux effets du binge drinking parce qu’elles ont initialement de meilleures capacités de prise de décision que les mâles », résume le chercheur. Aujourd’hui, il souhaite compléter ces travaux notamment en étudiant l’activité neuronale liée à la dopamine directement dans le cerveau d’animaux vivants : « De telles expériences permettraient d’analyser les processus dopaminergiques dans un modèle plus intégré, qui comprend l’ensemble des réseaux neuronaux. » Les chercheurs souhaitent aussi explorer plus précisément la vulnérabilité de certains groupes d’animaux à la consommation excessive d’alcool, en fonction de leurs capacités de prise de décision, ainsi que l’éventuel rôle protecteur de bonnes capacités cognitives.

Ces résultats motivent également l’équipe à explorer les divergences liées au sexe chez l’humain. « Des études prospectives permettraient de suivre des jeunes avant toute consommation d’alcool, puis après un comportement de plusieurs mois de binge drinking, pour rechercher une éventuelle causalité entre cette pratique et l’évolution de leur prise de décision, rapporte-t-il. Il serait également intéressant d’élargir ce suivi à l’évaluation de leur comportement et de leurs résultats académiques. »

La plus grande vulnérabilité du sexe masculin aux conséquences du binge drinking suggère de se pencher plus volontiers sur cette population et d’envisager des approches préventives ciblées. Comprendre les éléments qui sous-tendent cette relation pourrait aider les pouvoirs publics à proposer des actions de sensibilisation ou de prévention auprès des populations vulnérables. Car l’enjeu est de taille, comme le suggère les travaux précédents du chercheur : « La comparaison de binge drinkers d’une vingtaine d’années à des jeunes qui boivent plus lentement montre l’impact de la vitesse d’alcoolisation : on observe chez les premiers une altération de la substance blanche du cortex cérébral, qui contrôle les fonctions exécutives, et une diminution des performances de mémorisation », insiste Mickaël Naassila. La fin de l’adolescence étant une phase particulière du neurodéveloppement, elle pourrait constituer une période critique durant laquelle la toxicité d’une alcoolisation aiguë a un impact particulièrement néfaste sur le tissu cérébral.


Mickael Naassila est directeur du Groupe de recherche sur l’alcool et les pharmacodépendances (GRAP, unité 1247 Inserm/université de Picardie Jules-Verne), à Amiens.


Source : P. sauton et coll. Sex-specific decision-making impairments and striatal dopaminergic changes after binge drinking history in rats. Front Phamacol, édition du 16 janvier 2023 ; doi : 10.3389/fphar.2023.1076465

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