Les enjeux des expertises de santé publique pour la société civile

Depuis 1993, les expertises collectives de l’Inserm synthétisent les connaissances scientifiques disponibles sur des questions de santé à partir de la littérature internationale, en toute indépendance. Pour chaque sujet, elles résument, décrivent et analysent entre 1 000 et 2 000 articles scientifiques dans le but d’en faire une synthèse destinée aux pouvoirs publics, pour éclairer leurs décisions. Derrière ces sommes critiques de plusieurs centaines de pages, se cache un mode opératoire pas comme les autres. Rencontre avec Laurent Fleury, responsable du pôle expertises collectives de l’Inserm.

D’après un article extrait du rapport d’activité 2018 de l’Institut

Dans quel cadre l’Inserm est-il sollicité pour produire une expertise sur un sujet donné ?

Laurent Fleury : Pour déterminer les actions destinées à lutter contre des problèmes de santé publique préoccupants comme l’obésité, les conduites addictives, les pathologies chroniques, etc., les pouvoirs publics et les organismes de protection sociale ont besoin de fonder leurs décisions sur des données fiables et claires. Ils se tournent volontiers vers les expertises collectives produites par l’Inserm qui, depuis 20 ans, avec plus de 80 expertises, ont prouvé leur savoir-faire et leur utilité. 

Cependant, tous les sujets d’étude ne sont pas éligibles : il nous est difficile, voire impossible, de travailler selon la même méthodologie sur des thématiques qui ont émergé très récemment, comme par exemples certains nouveaux pesticides, de nouvelles technologies et outils d’e‑santé ou thérapeutiques sur lesquels nous ne disposons encore que de peu de littérature. 

Plusieurs expertises en cours sont en lien avec l’exposition environnementale (chlordécone, glyphosate, fongicides, cancer et environnement, par exemple) s’agit-il d’une tendance générale dans les types de sujets commandés par les pouvoirs publics ?

L. F. : C’est bien sûr le reflet d’une forte préoccupation des pouvoirs publics. Initialement très médicales – hépatites virales, migraine, etc. – les demandes que l’on reçoit concernent désormais des sujets de plus en plus larges, de plus en plus complexes à traiter, en lien étroit avec des problématiques sociétales, comme les pesticides, les conduites addictives chez les adolescents ou certains handicaps. Ces thématiques exigent une approche pluridisciplinaire faisant intervenir un panel d’experts très diversifié. Désormais, on a recours de manière systématique aux sciences humaines et sociales, et en particulier à la sociologie. Le rapport aux sciences a également changé. Il y a dix ans, pour une expertise sur la transplantation d’organes, on se contentait de faire intervenir des biologistes, biochimistes, des immunologues et des chirurgiens. Aujourd’hui, on ne peut pas imaginer une expertise où le point de vue des sciences humaines et sociales n’interviendrait pas. Les chercheurs issus des sciences du comportement, de la philosophie, de l’économie ou encore de l’histoire nous aident à étudier quels leviers activer pour stimuler un changement de comportement dans la population ciblée et cerner les enjeux scientifiques mais aussi médico-économiques ou sociologiques de questions de plus en plus complexes. 

Quelle est la spécificité des expertises Inserm ?

L. F. : Le format des expertises collectives de l’Inserm est particulier : si elles font aujourd’hui autorité, c’est en raison de leur exigence scientifique, de leur indépendance, de leur pluridisciplinarité et de la compréhension qu’elles permettent des problématiques d’importance et d’actualité pour notre société. Une de leurs spécificités est de faire une recherche des publications scientifiques disponibles par des documentalistes qui travaillent au sein du pôle expertises collectives de l’Inserm, et de demander aux experts/chercheurs de réaliser une analyse critique de cette littérature. De même, l’expertise propose des recommandations destinées aux décideurs qui mettent en œuvre des politiques de santé publique. 

Ces expertises demandent du temps, un temps qu’il est difficile de réduire ; les experts ont besoin d’échanger entre eux lors des réunions collégiales, puis par écrit dans les phases de rédaction. C’est une contrainte qui est parfois difficile à expliquer aux commanditaires. Pourtant, ces délais sont absolument nécessaires : une acculturation doit se faire au sein du groupe d’experts, qui généralement ne se connaissaient pas et doivent apprendre à travailler ensemble dans une logique pluridisciplinaire, où chacun doit comprendre comment les réflexions de son propre champ disciplinaire s’interfacent avec les autres. À l’issue de la rédaction du manuscrit, ils expliquent généralement que leur perception du sujet a changé entre le début et la fin du travail. 

Quels sont les points critiques de l’expertise ?

L. F. : Le premier point est la discussion avec le commanditaire, qui permet d’établir le cahier des charges et de traduire la demande en questions scientifiques, en fonction des premières recherches bibliographiques effectuées en amont. Il nous arrive de recentrer le sujet sur une catégorie de population, une zone géographique, ou de proposer l’ajout d’une partie médico-économique ou d’un chapitre sociologique, par exemple. 

Le deuxième point critique est la constitution du groupe d’experts. Il faut les identifier à partir de leurs publications puis les convaincre de participer à l’expertise, ce qui n’est pas toujours facile : ils devront se rendre disponibles un jour par mois pendant un an, sans compter les discussions informelles, l’écriture d’un texte d’une trentaine de pages et les différentes relectures croisées. D’autre part, nous sommes très vigilants sur leurs liens d’intérêt et cherchons à équilibrer les différents « courants de pensées ». Les dix experts sont choisis en fonction de la qualité de leurs publications, de leur indépendance et de leur connaissance du domaine. Nombre d’entre eux n’ont jamais été experts auparavant ; ce sont simplement des chercheurs. 

Enfin, le troisième point critique est l’élaboration des recommandations ; c’est en général à cette étape que se révèlent les différences d’approches disciplinaires. Le rôle du chargé d’expertise est de permettre leur expression, de les clarifier tout en en conservant la cohérence du projet. Et c’est un exercice avec lequel les experts ne sont pas familiers. 

Ces recommandations sont-elles généralement suivies ?

L. F. : Les décideurs vont agir en prenant de nombreux facteurs en compte. Les données scientifiques sont importantes, mais elles ne constituent qu’un facteur parmi d’autres. Il est difficile de déterminer à l’avance à quel point les recommandations contribueront au processus décisionnel. On sait cependant que certaines expertises ont eu des retombées politiques ou ont largement participé à l’élaboration d’une réglementation. C’est le cas de l’expertise sur les pesticides de 2013, par exemple, qui a eu un impact direct sur la reconnaissance de la maladie de Parkinson comme maladie professionnelle. Dans le domaine de l’environnement, plusieurs expertises collectives (amiante, dioxines, éthers de glycol, plomb, perturbateurs endocriniens) ont entraîné une amélioration des mesures de protection, ou participé à des interdictions. De même, l’expertise de 2011 sur le téléphone et la sécurité routière a contribué à l’interdiction du téléphone portable au volant. 

Devant l’augmentation de la production et la spécialisation croissante des données de la recherche, la quantité d’informations produites sur une question de santé est devenue difficilement exploitable, en particulier pour des thématiques de santé publique ou de très nombreux éléments de différentes origines sont interdépendants et interagissent de manière souvent subtile. Certaines campagnes de prévention se sont révélées contre-productives, comme la campagne américaine de lutte contre le cannabis au début des années 2000. Ayant coûté 1 milliard de dollars, elle a eu l’effet inverse à celui désiré puisqu’elle a augmenté la consommation. En procédant à un travail collégial d’analyse critique de la littérature scientifique, dans toutes les disciplines concernées par une question de santé, l’expertise collective de l’Inserm contribue à fournir les repères fiables et utiles à la construction des politiques en santé publique. 

Six expertises en cours

  • Fibromyalgies chez l’adulte et l’enfant (Direction générale de la santé, DGS)
  • Effets sanitaires des essais nucléaires en Polynésie française (ministère de la Défense)
  • Réduction des dommages associés à l’alcool, stratégies de prévention et d’accompagnement (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, Mildeca/DGS)
  • Dopage et conduites dopantes en milieu sportif (ministère des Sports)
  • Cancer et environnement (Institut national du cancer, INCa/Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, Anses)
  • Polyhandicap (CNSA)