Obépine fait des eaux usées un outil de santé publique

Le réseau Obépine a officiellement vu le jour en octobre 2021. Après avoir prouvé l’utilité de mesurer les niveaux de circulation du SARS-CoV‑2 dans les eaux usées pour surveiller l’évolution de l’épidémie de Covid-19, le réseau souhaite à présent se lancer dans de nouveaux projets. Son directeur, Vincent Maréchal, professeur de virologie à Sorbonne Université et virologue au Centre de recherche Saint-Antoine, se confie sur ces nouvelles ambitions.

Un article à retrouver dans le Rapport d’activité 2021 de l’Institut

L’année 2021 a marqué la naissance officielle du réseau Obépine. De quoi s’agit-il exactement ?

Vincent Maréchal : Obépine désigne l’Observatoire épidémiologique dans les eaux usées. Dès l’apparition de l’épidémie de Covid-19 en 2020, plusieurs laboratoires de virologie médicale, microbiologie de l’environnement, mathématiques appliquées, hydrologie ou encore infectiologie se sont rapprochés pour former un réseau scientifique dédié au suivi de l’épidémie par le biais des eaux usées. En effet, si le virus se multiplie dans les voies respiratoires, il est aussi excrété en quantités importantes dans les selles chez une vaste proportion de sujets symptomatiques et non symptomatiques.

D’où l’hypothèse qui a sous-tendu la création d’Obépine : la possibilité d’évaluer indirectement la présence et le niveau de circulation du virus dans les populations raccordées aux stations d’épuration, via la quantification du génome viral. Nous avons montré la pertinence de cette méthode dès mars 2020 en Île-de-France. Notamment grâce au Comité analyse, recherche et expertise (Care) Covid-19, composé de médecins et de chercheurs chargés de conseiller les ministères de la Santé et de la Recherche, qui a vigoureusement soutenu notre initiative dès ses débuts. Le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a, quant à lui, financé à hauteur de 3,5 millions d’euros un réseau pilote de 150 stations, sur un an, afin de tester le dispositif. Pendant toute cette période, le réseau Obépine était un consortium informel de laboratoires. Ce n’est qu’en octobre 2021 qu’il a réellement vu le jour sous forme de groupement d’intérêt scientifique (GIS).

Qui fait partie de ce GIS ?

V. M. : Dix structures de recherche sont associées : l’Inserm, le CNRS, Eau de Paris, l’École pratique des hautes études, l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, l’Institut de recherche biomédicale des armées, Sorbonne Université, Université Clermont Auvergne, Université de Lorraine et Université Paris Cité. Le tout est géré par un comité de coordination et d’orientation scientifique comptant dix personnes issues de ces structures. En plus des laboratoires fondateurs, plusieurs autres structures publiques ou privées ont été recrutées pour assurer l’ensemble des analyses génomiques partout en France – actuellement au nombre de 400 par semaine. Il aura été nécessaire d’adopter les protocoles d’échantillonnage et d’analyse à cette cadence soutenue, et d’apporter la preuve de la compétence des laboratoires à quantifier le génome du virus dans les eaux usées de façon fiable et reproductible.

En quoi consiste exactement ce travail ?

V. M. : Obépine analyse les eaux brutes recueillies en entrée de station d’épuration sur près de 200 sites en métropole et outre-mer, ce qui correspond aux eaux usées d’environ 40 % de la population française. Cette sélection ne doit rien au hasard : elle a été optimisée pour faciliter le suivi épidémiologique. En effet, les stations présentent des critères d’éligibilité parmi une quarantaine que nous avions fixés : la localisation, la démographie, l’activité touristique, ou encore la présence d’écoles, collèges, lycées... Les analyses ont lieu deux fois par semaine et les résultats sont transmis dans les jours qui suivent vers un site de données sécurisées, avant d’être modélisées et transférées aux autorités sanitaires et aux collectivités.

Notre travail de recherche consiste à développer des techniques fiables de recueil, d’échantillonnage et d’analyse, et à prouver que les signaux détectés sont en phase avec d’autres indicateurs disponibles, comme les taux d’incidence locaux mesurés par les tests PCR et antigéniques, ou encore les taux d’hospitalisation et de décès. Nous avons non seulement apporté ces preuves, mais aussi montré que l’évolution du niveau de circulation du virus dans les eaux usées pouvait devancer de plusieurs jours les indicateurs les plus précoces. Par exemple, nous avons observé avec plus d’une semaine d’avance l’arrivée de la cinquième vague de Covid-19, puis sa décrue.

Ces analyses pourraient-elles, selon vous, remplacer le suivi des indicateurs traditionnels ?

V. M. : Dans le cadre du suivi du SARS-CoV‑2, tous les indicateurs sont importants et complémentaires, et tous présentent des limites. Par exemple, les données épidémiologiques classiques sont tributaires des stratégies de dépistage, qui ont beaucoup évolué au coursde l’épidémie. Elles ont été recueillies dans un contexte d’urgence : l’incidence des hospitalisations, les taux de décès, les tests ciblés ne reflètentque très imparfaitement la dynamique réellede l’épidémie. De nombreuses personnes infectées sont asymptomatiques, ou présentent des symptômes légers et ne sont pas diagnostiquées. De plus,les données recueillies de façon traditionnellesont associées à l’adresse de la carte Vitale ; celle-ci ne correspond pas nécessairement à la zone où le cas est détecté, ce qui complique le suivi en périodes de vacances.

L’analyse des eaux usées permet de réduire ces biais puisque les virus présents proviennent d’une population reliée à un seul et même réseau d’assainissement. Elle permet de produire un signal global, non ambigu. Ce suivi permet par ailleurs des mesures rapprochées dans le temps et un suivi régulier, avec un rapport coût/bénéfice remarquable. Cette approche pourrait être particulièrement pertinente en période inter-crises, ou dans les pays qui n’ont pas les moyens d’assurer des campagnes de dépistage massif... sous réserve d’adapter les méthodes, en cas de faible taux de raccordement aux réseaux d’assainissement. La Commission européenne a d’ailleurs émis le souhait que chaque pays membre se dote d’un système de surveillance des eaux usées comme le nôtre. Nous sommes désormais en contact avec d’autres laboratoires à l’étranger, au Japon, en Slovénie ou encore au Royaume-Uni, pour les accompagner dans cette démarche.

Le suivi des eaux usées n’avait jamais été réalisé, par le passé, pour d’autres types d’infections ?

V. M. : Jusqu’à aujourd’hui, il a surtout permis de suivre l’impact environnemental de contaminants, via la détection de polluants comme des métaux lourds, des pesticides, des produits domestiques ou industriels, ou encore des antibiotiques. Son utilisation pour surveiller l’état de santé des populations a été rare et s’est traduite par la recherche ponctuelle du virus de la polio, de virus liés aux gastro-entérites ou encore de bactéries multirésistantes. Néanmoins, le suivi expérimental de virus entériques – comme le norovirus, responsable de gastro-entérites – a déjà montré de très bonnes corrélations avec l’état épidémique de la population. Ces méthodes sont encore largement sous-exploitées ! Avec Obépine, sous l’impulsion de la crise sanitaire et de la volonté d’équipes motivées, nous avons relevé le défi scientifique d’une surveillance épidémiologique originale à l’échelle nationale.

Quels sont maintenant les nouveaux projets du réseau ?

V. M. : Notre mission de suivi épidémiologique du SARS-CoV‑2 touche à sa fin mais pas nos ambitions ! Le ministère chargé de la Santé a souhaité que cette mission passe désormais sous la responsabilité de Santé publique France et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, via le consortium Sum’eau, dédié à la surveillance microbiologique nationale du virus. Nous nous entretenons régulièrement avec eux pour transférer notre savoir-faire. Le GIS va donc maintenant réinvestir les questions de recherche pour mener d’autres projets, toujours dans le domaine de l’épidémiologie via les eaux usées.

Nous prévoyons d’étudier d’autres pathogènes entériques, respiratoires (virus grippaux, coronavirus endémiques...) d’origine humaine ou animale avec un risque de transmission à l’Homme. Les problématiques d’épidémiologie visant certains agents chimiques, comme les antibiotiques, seront également discutées.

Plus largement, nous avons pour objectif d’intégrer des dispositifs d’alerte précoce et de suivi des maladies infectieuses émergentes en France, mais aussi dans des pays ou sur des territoires particulièrement exposés à ce risque (Asie, Amérique du Sud, continent africain). Et pour les zones où l’accès à l’eau courante est limité, il faudra développer des techniques de prélèvement et d’analyse à partir d’autres types d’eaux usées que celles des stations d’épuration : bassins, rivières, eaux de baignade... En Guyane française par exemple, 30 % de la population seulement est reliée aux stations. Cela nécessite de créer de nouveaux outils, capteurs, méthodes de validation, et d’apprendre à détecter et à quantifier des génomes fragmentés d’agents infectieux, au sein des eaux usées provenant de milliers d’individus. Beaucoup de projets sont en germe... et pour chacun d’eux, il faudra trouver de nouveaux financements.

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